Notre époque le réclamait sans doute. En France, nous sommes passés des sciences dites « infirmières » aux « sciences infirmières ». Le premier risque est d’empêcher le débat si nécessaire sur cet objet contre-intuitif que sont les sciences infirmières. Le second est celui de la performativité des énoncés et des raccourcis. La science n’a rien à y gagner et les métiers des soins ont tout à perdre de leur crédibilité.
Face à la décision politique
L’effort épistémologique est urgent.
L’arrêté du 6 décembre 2019 portant nomination des personnels enseignants-chercheurs en sciences infirmières au Conseil national des universités (CNU) pour les disciplines de santé, section 92, signé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et de l’innovation, a de facto créé les sciences infirmières en France. Performativité et fait du Prince pour calmer l’agitation d’une profession en quête de leadership.
Passons sur les travaux attestés par les bibliographies des six personnes nommées par arrêté. Ces bibliographies sont, pour certaines, inexistantes ou peu fournies, et leur ensemble ne suffit pas à dégager l’unité conceptuelle d’une discipline. Nous y voyons l’indice que ce n’est pas la qualité scientifique mais simplement le statut universitaire pré-existant qui a présidé aux nominations. C’est tout à fait significatif d’une décision politique motivée par d’autres impératifs que ceux d’une épistémologie en émergence. Cette section du CNU a donc tout à bâtir et ne pourra compter que sur ses propres forces. Le corps médical est très partagé, sinon indifférent dans la plupart des cas, à cette création. Il ne sera pas un allié naturel et bienveillant. Le gouvernement annonce par ailleurs que, ceci étant fait, la structuration d’une filière Licence- Master – Doctorat (LMD) en sciences infirmières n’est pas à l’ordre du jour. Gageons que vu les moyens accordés aux universités, le nombre de postes d’enseignants-chercheurs en sciences infirmières sera proche de zéro, décevant les infirmiers titulaires d’un doctorat qui se présentent actuellement devant ces six personnes pour obtenir une qualification aux fonctions de maitre de conférences.
Les contraintes sont faites pour être dépassées. Nous y voyons l’opportunité de sortir de la logique gouvernementale top down qui s’est mise en place avec les premiers PHRI pour (enfin…) poser le problème de la construction disciplinaire, c’est-à-dire de l’épistémologie des sciences infirmières. Ce texte a vocation à promouvoir une logique bottom up, celle du labeur, de l’effort conceptuel, du débat scientifique, de la recherche et de la publication, du temps long de la controverse sur les résultats de recherches localisées au sein d’une discipline qui en a besoin pour se construire.
Les métiers du soin n’ont pas eu le pouvoir, ou la clairvoyance, d’imposer une science infirmière. Le pluriel en dit long sur l’émancipation encore à conquérir. Elles rejoignent ainsi les sciences de l’information et de la communication, les sciences de l’éducation et de la formation et d’autres, là où la science politique a réussi…
Les sciences infirmières pour la corporation des infirmières ?
Le rapport pragmatique au soin est constitutif de cette discipline, c’est sa force mais sans doute aussi sa faiblesse.
En Amérique du Nord et en Francophonie, les sciences infirmières fondent leur argumentaire sur l’autonomie revendiquée d’un exercice purement infirmier. Mais de quoi est faite cette autonomie au quotidien ? Au-delà des représentations naïvement corporatistes, pourquoi faudrait-il échapper au « pouvoir médical » ? Pour quelles raisons profondes, l’infirmier aurait-t-il besoin de se singulariser ? La qualité des soins en serait-elle améliorée ? Les sciences infirmières seraient-elles l’instrument du leadership d’une corporation ? Quel serait alors le risque de l’instrumentalisation de la science au bénéfice de la reconnaissance d’un métier ? Comme en Amérique du Nord, faudra-t-il franchir cette étape pour construire un argumentaire épistémologique recevable ? Faut-il vraiment qualifier une science du nom d’un métier ? Il serait absurde de penser la sociologie comme étant la science du sociologue et les sciences de l’ingénieur sont trop disparates pour être appropriées par un seul métier d’ingénieur ; elles sont simplement appliquées à des problèmes technologiques complexes. Nous soutiendrons ici, avec Michel Nadot, que la « nature » infirmière des soins n’existe pas. Les métiers du soin se sont historiquement constitués à l’aide de savoirs académiques et praxéologiques délégués par des groupes sociaux dominants. Le qualificatif infirmière renvoie plus immédiatement à une problématique sociologique de métiers qui se cherchent une identité, voire une identité de genre, au travers d’une pratique des soins et d’un développement scientifique de cette pratique.
Le qualificatif « infirmière » représente un obstacle linguistique et sociologique dont l’épistémologie devrait s’affranchir si l’ambition est bien d’acquérir une discipline, au sens scientifique du terme. La question mérite d’être considérée sous cet angle. A l’heure de la création politique d’une discipline sans unité conceptuelle et théorique évidente, il faut rappeler la finalité des sciences infirmières telle qu’elle est dépeinte dans les pays qui ont une antériorité sur la question. Par exemple, la ministre de la santé canadienne, l’honorable Aglukkaq, en 2011, prônait, avec l’assentiment de la profession, qu’une « meilleure intégration des données de recherche et des pratiques cliniques se traduira par de meilleurs résultats en matière de santé et une amélioration du système de soins de santé ». Quelle autonomie de pensée scientifique, la ministre accorde-t-elle aux sciences infirmières ? Pour le moins, l’équilibre entre autonomie acceptable et soumission au système social de santé est l’objet de négociations. L’enjeu d’émancipation sociale et scientifique réside aussi dans l’émergence d’une épistémologie solide. Le débat existe d’ailleurs aussi à l’intérieur de la communauté des soignants, avec ceux qui soutiennent que la pratique soignante est un « art » et que vouloir la rationaliser ferait perdre l’essence même du soin.

Pour une épistémologie des sciences infirmières
Si nous passons outre l’obstacle sociologique qui conduit à instrumentaliser la production scientifique, nous pouvons avancer sur le terrain épistémologique : en quoi les sciences infirmières sont-elles une science ?
L’épistémologie interroge les conditions de nature, d’origine et de portée des connaissances scientifiques, en relation avec les pratiques soignantes grâce auxquelles les sciences infirmières seraient valides. Ce n’est qu’ensuite que la discipline peut émerger et se structurer. Et si l’exercice des soins infirmiers requiert l’existence d’une discipline scientifique, alors c’est le métier qui se trouve défini à son tour, dans un renversement paradigmatique qu’il faudra bien envisager. Ce métier dispose alors, et alors seulement, des bases nécessaires pour un dialogue interprofessionnel avec les tenants d’autres disciplines du soin.
La perspective épistémologique est quadruple :
- Une discipline ne peut se constituer sans un rapport étroit à l’histoire des pratiques qu’elle veut analyser et encadrer. Quelle est la source du savoir infirmier que la discipline voudrait modéliser ? Comment est-il formalisé, recueilli, transmis à son tour ? En quoi normalise-t-il la pratique soignante des infirmiers ? Le savoir infirmier est-il efficace, voire efficient, et dans quelles situations ?
- Dans quelle perspective, une science a-t-elle d’ailleurs besoin d’une discipline qui viendrait se surajouter pour l’analyser et vouloir en assurer son développement ?
- Quelle relation de proximité les sciences infirmières doivent-elles entretenir avec les sciences humaines et sociales ? Quelle relation de différenciation doivent-elles nourrir avec les sciences biomédicales ? Il y va de l’identité de la discipline et de ses rapports interdisciplinaires de bon voisinage.
- Qui peut transmettre, enseigner aux prochaines générations, les sciences infirmières ? Les sciences infirmières, comme toute autre science suppose une formation à la recherche par la recherche. Cette formation s’acquiert avec le doctorat mais être diplômé en soins infirmiers (voire exercer encore une pratique soignante) est-elle une qualité sui generis ? Il en irait de la clôture professionnelle d’une discipline scientifique. L’enseignement des sciences humaines par des médecins aux futurs médecins est un précédent en la matière.
Autant de questions qui exigent des réponses et au moins l’effort de les considérer avec opiniâtreté. La place d’une discipline au sein du CNU n‘est pas acquise par arrêté ministériel. Elle se conquiert au fil des années, sur plusieurs décennies, comme le montre l’exemple des sciences de l’éducation.
Si l’intronisation n’est que le fait du Prince, alors la discipline est en danger, comme l’éphémère discipline de la criminologie avant elle, un Président de la République peut toujours défaire ce que son prédécesseur a décrété avant lui…
Vers une épistémologie des sciences infirmières
L’émergence des sciences infirmières a besoin d’une vision programmatique.
Les ressources conceptuelles existent et sont disponibles aujourd’hui. Ne prenons qu’un seul exemple, celui des propositions de Jean-Charles Haute « Vers un modèle théorique de la personne soignée », en 2007 : « L’approche théorique des soins infirmiers est basée sur l’idée que la personne soignée est un être différent des autres objets du réel. C’est un être construit, mais jamais fini ; c’est là ce que nous appellerons le paradigme constructiviste du savoir des soins infirmiers. La théorie qui applique ce paradigme fait appel à un ensemble de concepts tels que celui de personne soignée, de milieu. Ceux-ci sont reliés entre eux par des lois (des lois de fonctionnement). Ce sont ces concepts et ces lois qui permettent de lire le réel et de prédire l’évolution de la personne soignée ». Cette proposition peut abriter aisément d’autres « théories de soin » localisées en sciences humaines et sociales et reste suffisamment exclusive des théories biomédicales des pathologies.
Sur cette base, un programme de définition épistémologique peut voir le jour et il s’agit de réfléchir sur les quatre dimensions suivantes.
- Quelle est la syntaxe des théories en sciences infirmières ? Pour être valides, les théories et les concepts doivent présenter une structuration explicite et logique. Les théories en sciences infirmières permettent-elles de formuler les lois de la personne soignée ?
- Quels sont les champs d’application des théories en sciences infirmières ? Que permettent-elles d’’expliquer ou d’interpréter avec suffisamment de vraisemblance, sinon de vérité ? Les objets de recherche doivent être formalisés et les théories doivent être de bonne portée, suffisamment explicatives voire prédictives, des phénomènes tombant dans leur champ d’analyse. Quelles sont les relations que l’on peut établir entre les observations empiriques et les construits théoriques ?
- Existe-t-il une ou des méthodes spécifiques aux sciences infirmières ? Présentent-elles un degré de rigueur et de maitrise suffisants, comparables aux méthodes utilisées par les autres sciences ? Ces méthodes sont-elles standardisées ou sont-elles susceptibles d’évolution ? Autorisent-elles la vérification d’hypothèses isolées ou plus générales ? Comment les biais méthodologiques sont-ils contrôlés ?
- Les sciences infirmières se distinguent-elles des systèmes de pensée profanes et de sens commun ? Dans quelles conditions provoquent-elles la rupture épistémologique attendue pour se distinguer des discours d’opinions et des croyances ? La connaissance peut-elle progresser, jusqu’où et dans quelles directions ?
Les sciences infirmières ne trouveront leur validité épistémologique que lorsque les scientifiques pourront proposer, dans le dialogue avec les autres disciplines, un discours autonome portant sur les liens que les sciences infirmières peuvent construire entre leur discipline, les objets techniques et l’évolution de la société, quand elles pourront élucider les conditions d’émergence des théories et des concepts qui leur sont propre et, enfin, de nommer leur propre système de valeurs.
L’enjeu de l’émergence des sciences infirmières est d’occuper désormais toute la place qui leur revient dans un contexte plus global encore que le contexte scientifique, celui du système de soin mondialisé.