Activité humaine et numérique. Retour de colloque

« Activité humaine et numérique ». Derrière ce titre ambitieux s’est caché un beau colloque, comme il y en a peu. Organisé à l’université de Rennes 2 par le CREAD, l’ambition épistémologique et interdisciplinaire de ce colloque était forte.

Hommage à (la très vive) Monique Linard

Sous couvert d’un hommage à Monique Linard et à ses apports fondateurs aux sciences de l’éducation et de la formation, l’idée était de faire un état des lieux et une prospective en sciences de l’éducation. Rien de moins. Un pont entre histoire toujours actuelle et avenir que nous inventons en marchant, de colloque en colloque, de publication en publication.

L’hommage est un moment particulier. Ce n’est pas tant de taper la bise à Monique pour ses 80 printemps qui compte, encore que… C’est de replacer les « paradigmes émergents » dans une perspective historique.Nous avons parfois l’impression de découvrir la pédagogie dite « numérique » et les joies de la vidéoscopie en formation alors que Monique Linard avait déjà, à sa manière énergique et limpide, nommé et déminé les obstacles sur lesquels nous butons encore après 25 ans. Il faut (re)lire  » Images vidéo, images de soi ou Narcisse au travail » publié en 1984 ou « Des machines et des hommes : apprendre avec les nouvelles technologies » en 1989 ou encore « Autoformation, éthique et technologies : enjeux et paradoxes de l’autonomie », chapitre de l’ouvrage dirigé par Brigitte Albero en 2003,  » Autoformation et enseignement supérieur ». Qui n’a pas du Monique Linard dans sa bibliothèque ou un de ses articles dans son disque dur ?

linard

Réflexions éparses

Au-delà des discussions avec les collègues, sans compter les idées qui se sédimentent et qui prendront corps pour une prochaine publication, quelques réflexions essentiellement liées à la première tribune, me restent. Cette tribune rassemblait des travaux autour du thème « Comprendre les relations entre artefacts et activité : quels positionnements de recherche en sciences de l’éducation ? »

L’heure des algorithmes

Nous connaissons un développement des plateformes, des moocs, et simultanément la crainte de l’uberisation de la formation supérieure. Ce mouvement repose sur des algorithmes dont l‘intérêt est qu’ils « poursuivent un objectif déterminé avec détermination ». Mais l’inconvénient est aussi de renforcer nos préjugés culturels. Ainsi, l’algorithme qui gère l’inspection sanitaire à New York s’est rapidement concentré sur les quartiers les plus pauvres. C‘est pourquoi, le comté de Montgomery a élargi ses données aux commentaires des gens sur des sites d’évaluation de restaurants ce qui a permis de mieux identifier les lieux posant problèmes.

Catherine Roby nous a expliqué que le travail de Monique Linard nous conduisait à dénoncer l’illusion techniciste des machines à apprendre. Méfions-nous de l’illusion d’une possible maîtrise totale de la médiation des savoirs par la médiatisation technique.

Je me rappelle qu’Ultron, ce système d’intelligence artificielle chargé de protéger la terre dans Avengers, interprète si bien sa tâche qu’il en conclut que la meilleure façon de le faire est de détruire tous les êtres humains. De fait, quand on assigne un but à un système auto-apprenant, le risque est toujours qu’il l’applique trop bien.

Les travaux de Monique Linard nous enjoignent-ils, en 2016, de raison garder face au raffinement des algorithmes ? La restitution des données aux apprenants suffira-t-elle à mieux les armer ? Seront-ils assez conscients des traitements que leurs données subissent ? Faut-il ouvrir les modèles des plateformes, des moocs, des machines à apprendre, et pas seulement les données ? En sachant que les systèmes techniques (logiciels, programmes, algorithmes, modèles…) ne s’ouvriront pas d’eux-mêmes…

Le rapport aux technologies, la personnalisation

Faites l’expérience. La prochaine fois que vous consulterez vos emails, donc dans les minutes qui vont suivre, observez votre comportement. Il semble qu’une majorité d’entre nous retiennent sa respiration au moment de cette consultation. Ce qui a pour conséquence d’augmenter notre CO² dans le sang et donc notre sensation d’anxiété. Les technologies, à moins que ce ne soit notre rapport aux technologies…, provoquent du stress. Voilà une découverte…

Il m’arrive de consulter la page Facebook d’étudiants en formation en soins infirmiers. Facebook propose plus de 61 fonctions de notification. Sous couvert de personnalisation du service, j’ai lu que des étudiants qui n’avaient sans doute pas le savoir-faire technique, le temps ou la patience pour désactiver ces notifications se plaignaient d’être inondés de sollicitations…

Il y a quelque temps, j’ai testé Crystal, une application qui, sur les réseaux sociaux ou sur Gmail nous assiste pour communiquer avec empathie. Cette application nous renseigne sur les traits de personnalité de notre interlocuteur et nous conseille pour la rédaction de nos mails. Il s’agit d’un correcteur comportemental qui génère une grande « personnalisation ».

J’étais à un clic d’utiliser Crystal avec des apprenants à distance, mais je me suis retenu. J’ai eu un doute. Un doute sur le degré de personnalisation qu’il fallait introduire…

Brigitte Albero, en évoquant les travaux de Monique Linard, rappelait que : «  dans la prise en compte des théories de l’apprentissage, elle avait proposé un modèle basé sur l’observation des usages et opposé aux options technocentrée. Jérôme Eneau, qui travaille sur les dynamiques d’autonomie, à travers ses multiples dimensions, nous engage aussi, à la suite de Monique Linard, à garder en mémoire que les technologies peuvent parfois nous faire oublier les « fondements existentiels de l’action » (temps et durée, appartenance sociale et culturelle, etc.).

Un proverbe bouddhiste dit que personne ne peut échapper à la mort ou la perte, mais qu’on peut façonner l’impact que ces évènements ont sur nous. En quoi les apports de Monique Linard et les prolongements récents que ceux-ci ont connus nous amèneraient à façonner notre « cerveau élargi » ? Dans la perspective d’une personnalisation moins invasive ? Pour un rapport aux technologies plus contemplatif, ou nous aurions le temps de respirer en consultant nos emails ?

Marc

Le non usage et la maitrise du pouvoir par les utilisateurs

Le thème de cette tribune, la relation entre artefacts et activité, thème que j’explore aussi très souvent en didactique professionnelle, ramène souvent à la question des non-usages des technologies. Avec un corolaire, celui de la maitrise du pouvoir d’agir par les utilisateurs.

C’est exactement ce qu’ont en commun les enfants de Thaïlande indifférents à leurs ordinateurs OLPC (One Laptop per Child), les déconnectés de la brousse ivoirienne ou les pages Facebook de nos amis décédés.

Il s’agit de questions de recherche, mais pas que… je pense également à ceux qui font des pauses numériques et se déconnectent. Que savons-nous de la signification individuelle et collective de leur geste ?

Eric Bruillard argumente sur le constat qu’un « dialogue renouvelé entre l’informatique et les sciences humaines et sociales semble se nouer, notamment autour des questions d’usage des technologies informatiques ou numériques ».

Quid de la « non-utilisation », non pas comme absence d’action mais comme la production d’efforts conscients et délibérés de ne pas bénéficier de services attractifs, gratuits, ouverts à tous ? J’ai en tête le plaidoyer de Monique Linard pour « une pédagogie de l’activité couplée à une pédagogie du sens. C’est-à-dire une démarche raisonnée qui emprunte aux outils tout ce qu’ils peuvent apporter à l’acte d’apprendre sans jamais perdre de vue l’acteur humain qui leur donne leur signification ». Mais une pédagogie réflexive n’est-elle pas la pédagogie la plus couteuse qui soit ?

 

 

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