Construire son auto-efficacité, construire ses compétences

 Comment s’apprécie la réussite d’une formation professionnelle pour adultes dans les champs du travail social et de la santé publique et, plus particulièrement, quels sont ses effets sur les novices en phase d’insertion professionnelle ? Selon qu’il s’agit des apprenants, des responsables de formation, des formateurs eux-mêmes ou des prescripteurs de la formation, les critères de réussite peuvent recouvrir des définitions bien différentes. Réussite aux examens, acquisition de compétences, adaptation à l’emploi, développement personnel sont autant de critères sur lesquels les uns ou les autres décideront de porter l’accent.

Différents types de référentiels coexistent

Ils fournissent des balises pour réguler la formation et permettre d’en apprécier les résultats : référentiel métier, référentiel de compétences, de formation, de validation. Ce que ne décrivent pas les référentiels, la plupart du temps, c’est la part de créativité laissée à l’apprenant dans la définition d’un « positionnement professionnel » adéquat. Le positionnement professionnel est généralement constitué de l’ensemble des représentations dont dispose l’apprenant de lui-même en situation professionnelle, de ses relations à autrui et des tâches qu’il doit effectuer. La formation professionnelle vise aujourd’hui généralement l’acquisition de compétences et l’on conçoit que l’obtention du diplôme sanctionne un niveau de compétences professionnelles acceptable. Retenons que « la compétence permet d’agir et de résoudre des problèmes professionnels de manière satisfaisante en particulier en mobilisant diverses capacités de manière intégrée. » (Bellier, 1999). Ainsi, les aspects professionnalisants d’une formation ne doivent pas se limiter à l’acquisition des savoirs et savoir-faire validés par le diplôme. Ils pourraient se juger à la prise en charge de rôles professionnels spécifiques par les novices, à la sortie de formation ou même parfois dès les périodes de stage de la formation en alternance. En dépit de cette considération, les compétences visées en formation recouvrent essentiellement des tâches techniques – animer un groupe, établir un budget prévisionnel, écrire un rapport, organiser la permanence des soins médicaux dans un département, etc. – et il apparaît que les novices, mêmes formés et diplômés ne sont pas en mesure d’effectuer ce qu’on attend d’eux dès leur prise de fonction. Ils manquent à ces novices les compétences sociales, celles que les écoles n’enseignent pas ou peu si elles se concentrent sur l’enseignement des savoirs théoriques et des savoirs procéduraux. Les compétences sociales sont souvent des « compétences managériales » utiles pour organiser son travail, gérer ses relations aux autres et coordonner une équipe, prendre des décisions stratégiques, etc. Ce type de compétences fait peu l’objet d’une transmission par l’enseignement, pourtant les novices expérimentent rapidement qu’elles sont indispensables à leur exercice professionnel. A niveau de qualification égale, certains les obtiennent et les maîtrisent, d’autres non. En ce sens, ces compétences sociales, managériales peuvent devenir des compétences « critiques », celles qu‘éventuellement personne d’autres ne possédera au sein de leurs équipes. Les compétences critiques se définissent comme « les compétences acquises par un individu au cours de son expérience, et qui font de lui quelqu’un d’irremplaçable dans certaines tâches » (Vergnaud, 1999). Gérard Vergnaud ajoute que « le caractère critique d’une compétence ne se mesure pas seulement au caractère difficilement remplaçable de l’individu qui la possède mais aussi à la difficulté qu’il y a à l’acquérir » (Vergnaud, 1998).

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L’acquisition de compétences critiques pourrait servir d’étalon de mesure de la réussite d’une formation professionnelle d’adultes, les effets escomptés résidant alors dans la prise en charge de rôles professionnels spécifiques et, par conséquent, dans un processus de socialisation professionnelle qui autorise à la fois la reconnaissance du novice par son milieu de travail et une excellente productivité au sein de l’organisme.

Des novices en situation d’acquisition de compétences professionnelles

Les conseillères en économie sociale et familiale développent des compétences complexes pour traiter des difficultés sociales et éducatives des usagers des services sociaux. Elles ont à mobiliser et à transmettre des informations utiles dans les domaines de la vie domestique et de la vie sociale (Aballéa, Benjamin & Ménard, 2003). Elles occupent ensuite des fonctions de « médiation » qui requiert des compétences en animation de réseau d’intervenants sociaux. Enfin les conseillères en économie sociale et familiale ont nécessité d’acquérir les compétences indispensables au suivi des situations individuelles et familiales, à l’évaluation des besoins et à l’accès au droit. Les conseillères en économie sociale et familiale développent ainsi des compétences dans plusieurs champs tels que l’animation d’activités collectives, l’ingénierie sociale et technique ou encore la gestion de services sociaux et l’encadrement d’équipe de travailleurs sociaux. Les professionnelles de l’économie sociale et familiale s’estiment « compétentes » et remarquent qu’elles trouvent des solutions nouvelles quant leurs collègues travailleurs sociaux montrent une relative impuissance à agir. Se situer dans le « faire » est une des qualités revendiquées par ces professionnelles. Conscientes de la dimension technique requise par leur intervention, les professionnelles de l’économie sociale et familiale déploient également un regard réflexif sur leurs pratiques et sur les pratiques de leurs collègues. Elles s’orientent avec proactivité vers la prise en charge de rôles professionnels spécifiques, se distinguant ainsi des autres travailleurs sociaux.

Le corps des médecins inspecteurs de santé publique est ouvert aux médecins praticiens. Ils sont formés à l’Ecole Nationale de la Santé Publique et exercent leurs fonctions au sein des services du ministère en charge de ces questions : DDASS, DRASS, dans les services de l’administration centrale (Vandenberghe, 2002). Les activités des médecins inspecteurs de santé publique dans les DDASS s’exercent dans quatre domaines : la relation aux établissements de santé, la mise en oeuvre des politiques de santé, la veille sanitaire et les relations avec le corps médical (Astier, 2003). Les médecins inspecteurs de santé publique qui exercent dans les DRASS connaissent aussi des fonctions diversifiées. Principalement, ils ont à coopérer avec les DDASS et à conduire des actions spécifiques, par exemple un programme d’inspection ou la mise en place de réseaux permettant la conduite de programmes de santé publique. En administration centrale, des médecins inspecteurs de santé publique ont aussi à conduire des actions collectives. Ils organisent des manifestations, colloques ou séminaires, et conçoivent des actions de formation.

Comme les conseillères en économie sociale et familiale, les médecins inspecteurs de santé publique peuvent se sentir déroutés, au moment de leur socialisation professionnelle, par l’ampleur, la diversité et la concurrence des tâches qu’ils sont censés remplir. Les uns et les autres sont soumis à des tensions qu’ils ne parviennent pas facilement à concilier. Les conseillères en économie sociale et familiale perçoivent leur activité à la jointure de compétences dites « techniques » (l’intervention sur la « vie quotidienne ») et de compétences relationnelles nécessaires au suivi individuel et familial. Les médecins inspecteurs de santé publique connaissent, dès leur prise de fonction, des difficultés liées à l’intrication de l’urgent et du programmé, de l’administratif et du médical. Les uns comme les autres distinguent « ce qui est à faire » de « ce que l’on fait ». De leur sentiment d’efficacité personnelle dépendra peut-être leur capacité à « faire la part des choses » et la prise en charge de rôles professionnels jugés adaptés ou au contraire plus innovants.

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Pour l’une et l’autre de ces populations de novices, apprenants en situation de socialisation professionnelle, des questions communes se posent :

  • De quelle manière s’engage-t-on dans une activité ? Comment prend-on confiance face à des situations nouvelles et difficiles ?
  • Avec quelles stratégies cognitives accroissons-nous notre autonomie de jugement, de décision, d’initiative ?
  • Comment parvenons-nous à distinguer l’essentiel de l’accessoire au sein de situations complexes que nous penons à maîtriser d’emblée ?
  • Comment transformons-nous nos connaissances théoriques en compétences opératoires ?

Les apports de la théorie sociale cognitive

Comment acquiert-on ces compétences critiques si l’école ne permet pas leur transmission et leur acquisition ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’examiner les situations d’apprentissage en dehors du dispositif institué de formation. Il faut aussi quitter un point de vue sur les apprenants pour adopter le point de vue des apprenants. Considérons alors les ressources autoformatives des apprenants et sans doute la principale d’entre elles : le sentiment d’efficacité personnelle. Le sentiment d’efficacité personnelle est une « composante » de la théorie sociale cognitive (Bandura, 2002) qui occupe néanmoins « une place centrale » dans la théorie. C’est un prisme qui permet de reposer plus théoriquement la question de l’acquisition des compétences et des compétences critiques parmi elles. Albert Bandura note que « le sentiment d’efficacité que les nouveaux manifestent et développent au cours de leur formation professionnelle en début de carrière contribue au succès de ce processus de socialisation ». Il indique également que les compétences critiques, managériales, avec lesquelles le novice gère la réalité sociale des situations de travail, laquelle constitue « un aspect essentiel de l’univers professionnel », sont pour partie dépendantes de l’efficacité personnelle perçue.

L’efficacité personnelle perçue est définie comme « la croyance de l’individu en sa capacité d’organiser et d’exécuter la ligne de conduite requise pour produire des résultats souhaités » (Bandura, 2002). Le sentiment d’efficacité personnelle est un facteur-clé de l’ « agentivité » humaine, c’est-à-dire du fait d’exercer une influence personnelle sur son propre fonctionnement et son environnement. Elle reflète la volonté de contrôler les évènements affectant son existence. Le sentiment d’efficacité personnelle « régule la motivation et l’action », l’apprenant croit pouvoir réaliser ce qu’il entreprend avec ses capacités. (Laveault, Leblanc & Leroux, 1999). En milieu professionnel, le sentiment d’efficacité personnelle agirait sur la prise en charge de rôles professionnels, ceux qui sont formellement prescrits par la hiérarchie et les collègues et fixés en dehors de l’action des novices, mais aussi sur la prise en charge de rôles informels, plus innovants, en relation étroite avec les compétences critiques. Le sentiment d’efficacité personnelle, facteur clef de l’agentivité, régule entre autres les comportements professionnels. Engagés dans un processus d’insertion professionnelle, les jeunes professionnels voient leur sentiment d’efficacité perçue « contribuer au succès de ce processus de socialisation » (Bandura, 2003). Il est acquis que les professionnels disposant d’une bonne efficacité perçue semblent innover dans la prise en charge de rôles professionnels. Les professionnels ne disposant que d’une faible efficacité perçue se contenteraient de remplir leur fonction et leur tâche sans implication personnelle forte.

Le sentiment d’efficacité personnelle est ici facteur de développement professionnel et personnel. « C’est ainsi qu’un individu qui possède un sentiment d’efficacité personnelle élevé visera des objectifs plus ambitieux, dans des situations plus diversifiées ; son investissement dans la tâche sera également plus élevé et le risque d’abandon moindre, même face à une situation d’échec, il fera preuve d’une plus grande flexibilité dans les modes de résolution de problèmes, et par laquelle il sera moins affecté sur le plan émotionnel. » (Desmette, 1999).

Nous pouvons aisément comprendre que les situations d’apprentissages formelles, en centre de formation par exemple, se révèlent toujours insuffisantes pour que le sujet social apprenant parvienne à structurer les compétences critiques. Ces compétences sont alors acquises dans le cadre autoformatif du contexte professionnel largement défini par le sentiment d’efficacité personnelle des apprenants à travers ses deux dimensions motivationnelle (autodétermination) et autorégulatrice. Faire reconnaître ses compétences professionnelles est un enjeu parce que les actes professionnels se complexifient et évoluent rapidement. Ainsi, la compétence critique n’est pas vraiment enseignée et n’est pas transmise comme on transmet un savoir. Elle apparaît à la faveur d’une démarche autoformative, résultat des processus d’autodirection que mettent en oeuvre les apprenants. L’autoformation doit être entendue comme un « processus psychologique d’apprentissage autodirigé » (Carré & Moisan, 2002). Les deux dimensions psychologiques de l’apprentissage autodirigé sont l’autodétermination et l’autorégulation. Les individus sont amenés à mobiliser des savoirs et des savoir-faire alors que ceux-ci ne peuvent pas être toujours transmis par la formation initiale. (Carré, Moisan & Poisson, 1997). Le lien entre formation initiale et développement de l’autoformation en contexte professionnel peut ainsi faire l’objet d’une attention particulière du point de vue de l’acquisition des compétences.

De quelle manière la théorie sociale cognitive éclaire-t-elle la formation des compétences professionnelles ? La théorie sociale cognitive postule une « structure causale (…) qui concerne à la fois le développement des compétences et la régulation de l’action », le problème est posé comme étant celui de « la transformation de la pensée en action [qui] opère par l’intermédiaire d’un processus d’adaptation aux conceptions » (Bandura, 2002). Il faut donc différencier, d’une part, les conceptions guidantes de l’action, les « structures de connaissance » et, d’autre part, les comportements complexes, éléments observables traduisant l’intégration des compétences. Les structures de connaissance donnent lieu à des actions compétentes grâce à des opérations transformationnelles et productives. Elles sont de véritables guides cognitifs et se forment par apprentissage : apprentissage par observation, activités exploratoires, instruction orale ou écrite et synthèses cognitives de connaissances préalables. Les structures de connaissance servent de guide cognitif pour déclencher l’action mais constituent également des « critères internes » pour évaluer les comportements produits et occasionner les ajustements comportementaux nécessaires. Les compétences ne s’exerçant jamais dans des contextes identiques mais variés, les ajustements se répètent pour améliorer les aspects comportementaux des compétences. L’accent est mis sur la contrôlabilité de ses manières d’exécuter ses conceptions.

En formation, il est possible d’agir sur les processus d’apprentissage et d’intégration des compétences guidant des activités complexes par le « modelage » qui est un apprentissage par l’observation. Plusieurs types de modelages peuvent être utilisés et augmentent le niveau du sentiment d’efficacité personnelle : transmission de compétences cognitives par le modelage verbal rendant explicites les pensées relatives à la manière d’utiliser les stratégies ; automodelage de capacités à l’aide d’enregistrements vidéos montrant des sujets en situation de réussite, modelage de maîtrise en structurant les tâches du sujet pour mettre en évidence ses capacités en situation réelle ; automodelage cognitif pendant lequel les sujets imaginent qu’ils se confrontent à des situations difficiles et qu’ils maîtrisent à plusieurs reprises les défis représentés.

Une fois la compétence intégrée, le guidage cognitif diminue d’intensité, l’action compétente s’est routinisée ; les individus agissent sur la base de leur sentiment d’efficacité personnelle et maintiennent le niveau de réalisation de l’action, confiant en leur capacité à se comporter de manière performante.

Self-Effacy

Le sentiment d’efficacité personnelle intervient donc à plusieurs niveaux de la construction de compétences : lors des processus motivationnels à l’apprentissage et pendant les mécanismes cognitifs d’autorégulation. La relation entre le niveau du sentiment d’efficacité personnelle et la construction de compétences est une relation réciproque. Les compétences et notamment les compétences critiques nécessitent un long apprentissage et une familiarisation à des contextes d’application variés. L’intégration des compétences suppose des efforts nombreux et soutenus. Une fois dépassées les erreurs les plus grossières, les améliorations sont plus lentes. Si ce fait est interprété comme l’atteinte des limites de la personne, le sentiment d’efficacité personnelle ne s’élèvera plus et l’investissement pour développer encore le niveau de compétences baissera. Les expériences les plus récentes sont aussi celles qui sont le plus facilement remémorées alors qu’elles ne sont pas représentatives de l’ensemble des capacités des individus, l’intégration des compétences nécessitant de conserver en mémoire des expériences disséminées dans le temps. Nous pouvons ainsi concevoir que les trajectoires de réalisation s’établissent sur la base d’un sentiment d’efficacité personnelle élevé en relation avec l’intégration de compétences critiques.

Un éclairage complémentaire sur l’analyse des compétences critiques : les schèmes

Nous venons de supposer une relation entre le sentiment d’efficacité personnelle et l’acquisition des compétences professionnelles. Il est à néanmoins à noter que la notion de compétence professionnelle est une notion pour le moins polysémique et ses définitions abondent. Synthétiquement, nous pouvons considérer que la mise en œuvre des compétences des professionnels du travail social ou de la santé publique combine des savoirs théoriques et déclaratifs (issus des sciences humaines et des sciences sociales), des savoirs procéduraux (habiletés et gestes techniques) et des savoirs comportementaux (attitudes relationnelles). Il s’agit donc d’un ensemble complexe de dispositions, de connaissances, de motivations, d’habilités et de comportements, chacun de ces éléments interagissant avec les autres.

S’agissant des compétences critiques, de ces compétences professionnelles qui ont trait à la gestion de soi et à l’adaptation à la réalité sociale des situations de travail, nous sommes conduits, pour tenter de comprendre leur développement, à analyser l’activité du sujet lorsqu’il effectue une tâche professionnelle. Définissons la tâche comme « ce qui doit être fait », elle relève ainsi de la prescription. La tâche n’est pas l’activité, puisque à l’opposé, l’activité est « ce qui se fait » (Clot, 2001). L’activité réalisée n’est pas le réel de l’activité, et il est aussi utile d’examiner ce qui ne se fait pas, ce qui est à faire, à refaire, ce qu’on aurait voulu faire. C’est par l’approche des compétences critiques, et par l’analyse des conditions de réalisation de l’activité déterminées par ces compétences critiques, que nous pouvons envisager de comprendre comment les rôles professionnels se différencient et pourquoi les trajectoires socioprofessionnelles se structurent pour un individu donné. C’est pourquoi, dans cette perspective, nous nous intéressons moins à l’inventaire des compétences nouvelles que les professionnels veulent acquérir qu’au rôle central du sentiment d’efficacité personnelle dans leur élaboration et leur développement. Encore faut-il s’attacher à comprendre par quel mécanisme, par quelles « opérations transformationnelles et productives », le sentiment d’efficacité personnelle permet de structurer et d’intégrer les compétences critiques.

Au plan cognitif, la notion d’activité peut être utilement précisée par le concept de « schème » théorisé pour la première fois par Piaget : « Nous appellerons schème d’action ce qui, dans une action, est aussi transposable, généralisable, ou différentiable d’une situation à la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions, ou applications de la même action. » (Piaget, 1967). A la suite de Piaget, la théorie des champs conceptuels a été développée par Gérard Vergnaud (Vergnaud, 1990). Elle modélise l’activité du sujet et ses déterminants cognitifs. A ce titre, elle permet d’analyser précisément les compétences mises en œuvre par le professionnel en situation d’activité. « L’objet de la théorie des champs conceptuels est de fournir un cadre aux recherches sur les activités cognitives complexes (…) » Un schème est une manière de régler son action en fonction des paramètres de la situation. Vergnaud en donne une première définition, le schème est « une organisation invariante de la conduite pour une classe donnée de situations » (Vergnaud, 1990 et 1998).

Les schèmes, parce qu’ils décrivent avec précision de quelle manière les individus comprennent les situations et comment ils se préparent à agir, se révèlent un outil puissant pour comprendre la formation des compétences professionnelles et la formation aux compétences professionnelles. Un schème n’est pas un stéréotype, c’est une manière de réguler son action en fonction de la situation. Le schème apparaît comme un moyen conceptuel utile pour décrire la compétence professionnelle. En pratique, il sera toujours difficile pour un professionnel d’expliquer les ressorts de son activité et de sa compétence. Etre capable d’effectuer une suite d’opérations pertinentes et efficaces ne signifie pas que l’on est capable de les expliquer aisément et d’analyser la dynamique cognitive de ces opérations. Vergnaud constate qu’il y a « toujours beaucoup d’implicite dans les schèmes » de la même manière que Vygotski relevait que les « concepts quotidiens » étaient les plus difficiles à verbaliser et à transmettre à autrui (Vygotski, 1997).

La deuxième définition du schème donnée par Vergnaud développe les éléments constitutifs du schème. Un schème est nécessairement composé de quatre sortes d’éléments : « des invariants opératoires (concepts-en-acte et théorèmes-en-acte) qui pilotent la reconnaissance par le sujet des éléments pertinents de la situation, et de la prise d’informations sur la situation à traiter ; des anticipations du but à atteindre, des effets à attendre et des étapes intermédiaires éventuelles ; des règles d’action de type si… alors…  qui permettent de générer la suite des actions du sujet ; des inférences (ou raisonnements qui permettent de calculer les règles et les anticipations à partir des informations et du système d’invariants opératoires dont dispose le sujet.) » (Vergnaud, 1990). Force est alors d’admettre que le schème est un outil pertinent pour analyser les compétences et les compétences critiques, comme un ensemble dynamique et complexe.

Deux approches cognitivistes d’un même objet, la compétence professionnelle

La théorie sociale cognitive, parce qu’elle propose une vision unifiée de soi est une théorie de portée générale. C’est une théorie de l’agentivité humaine, qui rend compte de la puissance d’agir des individus et des groupes sociaux. L’individu est un agent lorsqu’il s’exprime par des comportements et aussi lorsqu’il réfléchit sur soi et influence son système neurobiologique. La causalité triadique réciproque du sujet, des comportements et de l’environnement constitue le soubassement conceptuel de la théorie sociale cognitive. Elle permet d’interpréter l’ensemble des manifestations lié à l’acquisition des compétences professionnelles et de leur développement. Le soi, les cognitions mais aussi les émotions et les phénomènes biologiques, affectent ce que Bandura nomme « les structures de connaissances des compétences » indispensables au guidage de l’action. L’environnement agit sur les conditions sociales d’expression et de validation des compétences individuelles et collectives. Quant aux comportements, complexes, liés à la manifestation des compétences professionnelles dans les situations de travail, ils déterminent, par leur régularité, leur fréquence et leur pertinence par rapport aux besoins, la qualité des actes professionnels.

Un sentiment d’efficacité personnel élevé contribue plus que tout autre facteur à la socialisation professionnelle. Il conduit les individus à prendre en charge des rôles professionnels performants qui vont au-delà de la simple adaptation aux exigences du poste occupé. La théorie sociale cognitive explique que la croyance en son efficacité joue un rôle particulièrement important lorsqu’il s’agit d’adopter une nouvelle profession et prendre en charge de nouveaux rôles professionnels. En effet, il ne s’agit pas seulement d’acquérir de nouvelles compétences et de guider ses comportements sur la base de ces compétences, les individus doivent aussi être résilients face aux difficultés de l’exercice professionnel : « L’auto construction du rôle peut aussi être plus stressante en raison des incertitudes et des risques qu’elle implique, contrairement à l’attitude qui consiste à simplement adopter des définitions et des pratiques de rôles établis. » Mais Bandura ne développe pas plus avant la nature des « opérations transformationnelles et productives » par lesquelles les structures de connaissance vont guider les comportements. Il évoque simplement la présence de sous-compétences cognitives, sociales (sélection des types d’activités et des environnements dans lesquels nous voulons vivre), émotionnelles et comportementales qui doivent être organisées et « orchestrées efficacement pour servir d’innombrables buts ». Il indique que l’autorégulation est bien une capacité productrice et organisationnelle de ces quatre sous-compétences mais il est probable que le passage des structures de connaissance aux comportements efficaces ne sera pleinement expliqué que par l’interaction et la rétroaction des éléments des schèmes. C’est l’objet même de la théorie des champs conceptuels que d’expliquer les opérations cognitives qui déclenchent les actions compétentes.

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L’individu n‘hésitera pas à changer de schème, s’il en possède plusieurs, au vu des résultats de son comportement. Le changement de schème est possible pour Vergnaud selon le résultat de l’autoévaluation de ses propres comportements. Bandura développe une conception parallèle : « La manière dont l’individu se comporte détermine donc largement les résultats qu’il obtient et la performance est causalement antérieure aux résultats. » Une part de supputations est pourtant déjà intégrée au schème : les inférences sont définies comme un calcul sur les règles d’action et les anticipations (ce que Bandura définit avec le vocable : « attentes de résultats » accompagnées de ses effets physiques ; sociaux ou auto-évaluatifs).

Qu’un certain nombre d‘anticipations soit intégré au schème ou que les résultats soient appréciés postérieurement aux comportements, le point focal risque donc de résider dans les processus d’autorégulation des comportements destinés à soutenir l’engagement cognitif dans l’activité. Pour Bandura et Vergnaud les compétences autorégulatrices peuvent s’exercer d’une manière quasi automatisée ou s’appuyer sur des décisions absolument conscientes. Il s’agit de diagnostiquer les exigences de la tâche, d’élaborer des alternatives à l’action et d’établir des buts ou des anticipations proximales. Bandura indique que différentes catégories d’activités sont gouvernées par des « sous-aptitudes identiques » et Vergnaud soutient que l’utilisation d’un schème se fait à l’intérieur d’un « vaste répertoire de schèmes disponibles et notamment ceux qui paraissent associés aux classes de situations qui paraissent avoir une parenté avec la situation actuellement traitée ». En définitive, il est possible d’organiser au plan cognitif les « similitudes » entre diverses activités.

Le schème, dans son ensemble, joue la fonction que Bandura assigne à la structure des connaissances : c’est un guide cognitif qui se forme par apprentissage et qui déclenche l’action. Mais, plus précisément, la structure des connaissances ne comprendrait que deux éléments constitutifs du schème : les invariants opératoires et les règles d’action. Les anticipations sont plutôt d’ordre motivationnel et moins de l’ordre des connaissances et les inférences déclenchent l’action c’est-à-dire les comportements complexes attendus suite au résultat du calcul effectué sur les trois autres éléments du schème. Quant Bandura évoque ainsi l’existence des opérations transformatrices et productrices il devient possible de les détailler et de les analyser en examinant les interactions et les régulations entre les invariants opératoires, les anticipations, les règles d’action et les inférences.

Dans son chapitre sur le modelage instructif – l’apprentissage guidé par observation – Bandura le qualifie de « premier pas dans l’acquisition de compétences ». Les effets d’une telle méthode d’apprentissage y sont très largement développés, notamment ses excellents résultats en formation professionnelle pour l’acquisition de compétences professionnelles précisément. Cette méthode repose sur l’observation des « procédures de décision et les stratégies de raisonnement que les modèles utilisent quand ils parviennent à des solutions ». L’observation et l’écoute d’exemples variés renforcent l’intérêt et accélèrent l’apprentissage. Le niveau d’efficacité perçue s’élève. Mais, à nouveau, il est permis de s’interroger sur les opérations « productrices et organisationnelles » qui sont sollicitées par l’observation et l’écoute. Lors du modelage instructif plusieurs paramètres interviennent. Des informations pertinentes sont présentées au sujet qui sont de nature à augmenter ou à modifier ses invariants opératoires. De nouvelles anticipations se manifestent en termes d’acceptation ou de refus des conséquences. Le modèle verbalise essentiellement des règles d’action que le sujet apprenant ne soupçonne pas ou dont il obtient la confirmation. C’est ainsi que la gamme des inférences se développe avec des calculs plus complexes sur les anticipations et les règles d’action nouvelles en fonction des invariants opératoires et des informations sur les situations qui sont disponibles.

Nous nous interrogions initialement sur les modes d’appréciation de la réussite d’une formation professionnelle destinée à des adultes apprenants dans le champ du travail social et de la santé publique. En premier lieu, la prise en charge de rôles professionnels avec l’exercice de compétences critiques apparaît comme un critère de réussite. Ce critère porte sur les impacts professionnels à l’issue de la formation. La perspective est celle de l‘autoformation où l’accent est mis sur l’autodirection des apprentissages et le sentiment d’efficacité personnelle apparaît comme un facteur clé de l’engagement cognitif, générateur d’effets positifs sur le processus de socialisation professionnelle. En deuxième lieu et pour aller plus loin dans la compréhension des phénomènes, il est nécessaire d’analyser le développement cognitif par et dans l’activité. Selon le niveau, la force et le degré de généralité du sentiment d’efficacité personnelle que les novices en formation possèdent, ils vont acquérir un nombre variable de compétences critiques, c’est-à-dire qu’ils vont développer un nombre variable de schèmes plus ou moins performants. Le sentiment d’efficacité personnelle se présente comme un facteur cognitif du développement des schèmes, eux-mêmes apparaissant comme la condition productive des compétences critiques. Il devient envisageable de comprendre l’action du schème au titre d’une variable médiatrice entre le sentiment d’efficacité personnelle et les comportements typiques de la compétence critique.

Vient alors une dernière question : si le sentiment d’efficacité personnelle agit sur l’acquisition des compétences critiques par l’intermédiaire du développement des schèmes de compétence critiques, n’est-il pas possible de renforcer le sentiment d’efficacité personnelle en agissant sur l’élaboration des schèmes ? En effet, les croyances des individus en leur efficacité déterminent les buts typiques des compétences critiques et l’intensité de leur implication à leur égard mais en retour, les buts fournissent non seulement des guides (les schèmes) et des motivateurs pour la performance, mais ils aideraient aussi à construire et à renforcer le sentiment d’efficacité individuel.

Deux hypothèses se manifestent ainsi. La première désigne l’influence du sentiment d‘efficacité personnelle sur l’acquisition des compétences critiques, influence médiatisée par le degré d’élaboration du schème de compétences critiques. La deuxième propose de renforcer la performance du schème pour conforter le sentiment d‘efficacité personnelle des novices à la prise en charge de rôles professionnels performants.

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