Dans les formations aux soins, la vidéo est aujourd’hui fréquemment utilisée avec des documentaires ou des captures vidéo en situation de travail. En revanche, les films de cinéma sont peu utilisés et les fictions, du type séries hospitalières, sont encore moins employées, pourtant l’éventail de situations relatif au soin est considérable. Les formateurs sont souvent réticents et rappellent que la fiction n’est pas la réalité. Certes, c’est noté…
À contre-courant, j’ai voulu montrer l’intérêt des séries hospitalières pour former des kinés 1ere année à l’anthropologie de la santé. Compte rendu d’expérience…
Les séries hospitalières, objets culturels et… supports d’apprentissages
Fin 2015, j’ai publié un article « Comprendre et apprendre le soin à travers les séries télévisées, en France et au Liban ».
Pour cette recherche, nous avions choisi trois extraits de la série Nurse Jackie où l’activité soignante infirmière était montrée. Un questionnaire était proposé pour tester les inférences que les spectateurs produisaient sur l’organisation cognitive de l’activité des infirmières. Nous avons obtenu plus de 800 réponses complètes.
Nos résultats ouvraient des pistes méthodologiques pour l’analyse de l’activité dans le cadre théorique de la conceptualisation dans l’action. Ils permettaient de mettre en relation l’avancée dans la carrière soignante et le type de représentation et de compréhension du soin. Ils suggéraient aussi des avancées didactiques qu’il serait intéressant d’expérimenter, les séries télé étant perçues comme des supports potentiels d’apprentissage vicariant.
Une partie des résultats est consultable ici. La tentation était trop forte de ne pas mettre tout ça en pratique….
Objectifs des cours et des travaux dirigés
Chargé de cours en anthropologie de la santé avec les kinés 1ere année, j’ai donc décidé d’utiliser largement la vidéo comme support pédagogique. Mes cours prenaient place dans l’UE 2 « Sciences humaines et sciences sociales ». Les « recommandations sur les éléments de contenu » spécifiaient qu’il fallait aborder « les principaux concepts en anthropologie et ethnologie » à travers les « caractéristiques anthropologiques et représentation du corps, du mouvement, de la santé, de la maladie, du handicap chez une personne à toutes les étapes de la vie et les conséquences en termes de participation ». J’ai donc structuré les 6 heures cours magistraux (pas si magistraux que cela…) et les 4 heures de travaux dirigés par étudiant en trois dimensions : le corps, la santé et les pratiques soignantes.
Twitter, Storify et … des vidéos captivantes !
Les trois cours magistraux, chacun en appui sur deux ou trois vidéos ethnographiques, déroulaient les grandes approches en anthropologie de la santé. J’ai utilisé plusieurs vidéos réalisées par des ethnologue sur les pratiques de santé au Mali, en Serbie, en Centrafrique, à Taïwan ou en Bretagne. Le premier cours commençait même par un extrait du film « Man to Man » pour mettre dans l’ambiance et orienter vers la vaste problématique de l’ethnocentrisme. Le travail consistait en fait à introduire la réflexion sur l’éclairage de l’anthropologie sur la pratique professionnelle des kinés
Ces vidéos étaient intégrées à la présentation que je choisissais d’interrompre à intervalle régulier pour laisser place à l’interactivité avec les étudiants. En amphi, j’ai l’habitude de solliciter l’attention, le traitement des informations et l’interactivité, par l’usage des téléphones portables et des ordinateurs personnels connectés. Twitter est un outil suffisamment souple pour cela. Je veille à ne jamais dérouler mon cours plus de 15 ou 20 minutes d’affilée et je privilégie les questions-réponses et le débat. La centaine d’étudiants kinés présente en cours ne pouvait pas réagir en permanence et simultanément. C’est pourquoi, une « pause » est consacrée à la projection des commentaires, des questions, des points importants, suggérés par les étudiants. Un lien sur une diapo vers Tweetwally affiche directement à un mur de tweets qui s’actualise.
Les réticences sur les usages de Twitter en cours sont connues. Elles traduisent surtout les appréhensions des enseignants à maîtriser ce qui leur échappe, la parole étudiante, et à gérer des bifurcations imprévues dans le déroulement logique de leur cours. Sans doute parce que je suis un formateur trop enthousiaste (mais je me soigne…), je suis prêt à courir des risques inconsidérés. D’autant que mes expériences ont toujours été positives : merci aux étudiants qui ont toujours joué le jeu. Une seule fois, il y a longtemps face aux messages commentant le match de foot de la veille et les commandes de pizzas pour le midi, j’avais dû proposer deux minutes de défouloir et une interruption du cours. Deux minutes de bonne humeur ont suffi pour nous reconcentrer.
J’avais donc pris contact avec les étudiants au préalable :
« Bonjour,
Dans l’attente de partager avec vous quelques idées autour de la socio-anthropologie, matière qui a tellement nourri mes envies de voyage quand j’étais adolescent et qui m’a guidée dans mon parcours en sciences humaines et sociales, je voudrais vous demander d’apporter vos appareils connectés en cours 😉 D’ici mardi, ouvrez un compte Twitter si vous n’en avez pas déjà un (pour votre veille professionnelle !), entrainez-vous à envoyer et à lire des messages avec le hashtag #K1socio. Vous pourrez toujours supprimer votre compte à tout moment.
Nous nous servirons de Twitter pour introduire un peu d’interactivité entre nous : vous êtes un grand groupe. Je pourrai aussi intégrer vos réflexions et commentaires dans le storify du cours que je vous remettrai ensuite. Ce sera donc un cours « enrichi » de vidéos et des commentaires des K1 ».
Avec les kinés, nous avons largement bénéficié de l’effet de désynchronisation : pendant mon exposé et les débats (des débats se sont tenus en direct, aussi), d’autres étudiants réfléchissaient, pesaient soigneusement leurs 140 caractères pour poser une question intelligible ou apporter des commentaires tout à fait pertinents. À condition que les pauses soient bien réparties, les tweets apportent un feedback bien venu pour s’adapter à la progression des étudiants et traiter si besoin leurs centres d’intérêt. J’avoue qu’il s’agit de mes moments préférés où j’ai le sentiment d’être moi-même plus pertinent en réorientant mon propos, en le mettant à disposition sous une forme plus efficace. Dans ces cas-là, je pense au « double effet Kiss cool » : cette interactivité permet d’enrichir le cours avec le matériel des étudiants et de créer facilement un support complet à distribuer. Storify fait ça très bien. Quelques heures après le cours, un lien vers un storify complet était diffusé aux étudiants et aux formateurs de l’institut, via la plateforme de l’école. Il comprenait les diapos du cours, le lien vers les vidéos sur Youtube, les tweets sélectionnés et des liens supplémentaires vers des ressources présentes sur le web pour répondre encore plus complétement aux questions des étudiants et un accès à un dossier documentaire, « le cours après le cours »… Tout ça, articulé pour restituer la dynamique du cours.
Un dossier documentaire accompagnait chaque thématique du cours et permettait d’approfondir les apports travaillés en séance. Ces dossiers comprenaient une vingtaine d’articles tirés pour l’essentiel de la revue québécoise Anthropologie et sociétés, très active au sein du courant de l’anthropologie médicale. Les angles d’attaque étaient très divers mais ils concouraient tous à faire réfléchir sur le relativisme culturel des pratiques de santé et de gestion des soins en contexte interculturel.
J’en profite pour adresser un grand merci à Séverine Parayre, une bonne collègue toujours prête à donner un coup de main et à créer de belles opportunités. Ma demande de bibliographie récente a été satisfaite en un temps record. Merci, Séverine, pour ce starter.
Travaux dirigés et fictions hospitalières
Avec les travaux dirigés sont arrivées les séries télé. J’ai utilisé des séries très connues et, pour la plupart, récentes, telles que Greys Anatomy, The Night Shift, Call the Midwife, Nurse Jackie ou The Nick.
Les travaux dirigés prenaient pour point de départ 3 ou 4 extraits, disponibles avant, via la plateforme du centre de formation. La consigne générale était celle-ci : « Comment éclairer, questionner, comprendre, les problèmes évoqués dans l’extrait à l’aide des apports de la socio-anthropologie ? ».
Les TD rassemblaient des groupes de 25 étudiants que j’ai coupés en groupes de 5, pour travailler d’abord en sous-groupes et par la suite en plénière.
Trois questions étaient destinées à guider le travail d’analyse :
- Quel est le problème mis en scène dans l’extrait ? De quoi s’agit-il ?
- Quelles réflexions plus générales sur les modes de vie ou les comportements sociaux ce problème vous évoque-t-il ?
- Quels sont les apports vus en cours (3 CM précédents) qui sont en relation avec le problème ? Dites pourquoi.
En plénière, nous nous mettions d’accord sur les principes et les apports de la socio-anthropologie qui paraissent pertinents pour la future pratique de kiné. Pour cela, il faut savoir précisément à quoi être attentif et ce qu’il faut observer, ou ce qu’il convient ou non de faire dans la pratique quotidienne.
Là encore, le souci de garder des traces des réflexions individuelles et collectives m’a amené à solliciter un étudiant pour établir un compte-rendu des premiers TD. Lors du deuxième TD, les connexions Wifi de l’établissement étaient plus aisées et nous avons pu utiliser Framapad pour une prise de note collaborative. Le compte rendu consistait en l’export du pad en pdf et déposé sur la plateforme.
Évidemment, personne ne se trompe sur les situations présentées par les séries. Ces jeunes étudiants, consommateurs de séries télé par ailleurs, sont en mesure de développer des analyses très fines sur les séries. Ils possèdent la distance culturelle nécessaire pour en tirer ce qu’ils veulent.
L’effet série a pu jouer à plein. Je suis allé les chercher sur le terrain de la consommation de loisirs télévisuels pour les emmener plus loin. Sur la base de ce support, la réflexion s’est déployée dans le sens attendu. Les liens avec les situations de soin, quasi prototypiques, des séries ont été faits. Des apports nouveaux et complémentaires ont pu être distribués et mis en perspective avec les situations discutées. Peu à peu, la pratique kiné a été mise en relation avec les cadres de référence anthropologiques, inconnus le plus souvent des étudiants. Les étudiants possédaient une meilleure aisance à l’issue des TD dans l’usage des concepts de l’anthropologie de la santé. Il s’agit pour moi d’un indicateur net du travail d’appropriation en cours.
Une évaluation (formative) pour faire bonne mesure
L’institut souhaitait que j’organise une évaluation formative en fin de parcours. Nous avons aménagé le calendrier pour que les étudiants, par groupes de 5 produisent une vidéo de 5 minutes maximum. Les consignes étaient très ouvertes, la vidéo devait contenir 3 parties : « Partir d’une situation professionnelle au choix du groupe, l’éclairer par l’anthropologie, proposer une pratique améliorée en tant que kiné ». La forme de la vidéo pouvait être très variable, au minimum : des images et du son qui montraient la participation de chaque étudiant. Les téléphones portables, une webcam ou un logiciel gratuit de screen cast suffisaient.
Les capsules vidéo étaient déposées sous le statut « non-répertoriées » sur une chaine Youtube ouverte pour l’occasion. Pour plus de confidentialité encore, les titres des vidéos étaient les numéros des groupes, de 01 à 19. La composition des groupes étaient affichées sur la plateforme après libre inscription dans la limite de 5 étudiants par groupe.
Les url des vidéos étaient ensuite intégrées à un formulaire sur Google drive pour que tout le monde puisse attribuer un score à chaque vidéo. Les trois critères étaient le caractère typique de la situation professionnelle retenue, la pertinence de l’éclairage socio-anthropologique et la justesse des préconisations au titre des recommandations.
Les étudiants se sont mobilisés avec la production de 19 vidéos sur 20 attendues et plus de la moitié de la promotion a évalué les 19 vidéos.
La qualité des vidéos était étonnante, tant pour la technique de réalisation, très pro, que pour l’inventivité du contenu et la diversité des situations présentées. Le cahier des charges a été tenu systématiquement mais avec des niveaux de réussite inégaux sur l’atteinte des objectifs. Il est attendu qu’une évaluation, et une co-évaluation n’échappe pas à la règle, se révèle discriminante et permette de repérer des niveaux de performance différents.
Le dernier cours a été consacré à l’analyse de quelques vidéos choisies pour leur niveau de pertinence, il a donc été l’occasion de travailler le positionnement professionnel en contexte interculturel. Des apports complémentaires ont été distribués dans une ambiance joyeuse et attentive de remise des prix.
Les séries pour casser les codes de la pédagogie ?
Les séries télévisées hospitalières, disons-le tout net, présentent un format trop familier aux étudiants, trop attractif, pour que la pédagogie s’en désintéresse (À quand les applications en formation de Pokemon Go ? J’en connais qui sont tentés…).
Quelques arguments peuvent être rassemblés :
- Les fictions hospitalières présentent des situations et des activités non pas « vraies » mais « vraisemblables ». L’écart entre les deux est justement un prétexte à l’analyse et éveille la curiosité et le débat, sources d’apprentissage.
- Il est plus facile de collecter des extraits de série télé sur supports numériques que dans la réalité des services de soin…
- L’analyse des classes de situations est possible sur ce matériel et l’on peut s’intéresser à « la structure conceptuelle de la situation », ce qui représente un objet d’apprentissage crucial en formation professionnelle. Voir l’article de Pastré, Mayen et Vergnaud sur ce sujet).
- Les fictions peuvent être considérées comme des situations a-didactiques, mobilisables à distance ou en présentiel, synchronisées ou désynchronisées.
- Les choix dramatiques du scénario conduisent à sélectionner des situations professionnelles qui sont discutées par les formateurs et les étudiants (critères de fréquence, caractère critique et représentativité de la situation).
- Les étudiants, lors des débats en groupe, prennent conscience de leurs conceptualisations.
- La vidéo autorise l’alloconfontation (avant de travailler sur des autoconfrontations plus implicantes).
Last but not least, le très sérieux usage des séries renvoie à une pédagogie active et, franchement, j’aime bien voir des petites étoiles s’allumer dans les yeux des étudiants.