Homme invisible, pour qui formes-tu ?

Ce billet est une contribution à « L’apprentissage entre pairs : se former entre nous, par nous et pour nous », un article de Pédagoform.

Le titre de mon billet est emprunté au célèbre roman de Ralph Ellison où l’on y découvre que le Noir est l’homme invisible de la société américaine. Ici, par un étrange effet de l’apprentissage par les pairs, je m’interroge : le formateur devient-il invisible ? Est–il destiné à disparaitre ? L’apprentissage par les pairs va-t-il y contribuer ? Évidemment, ce ne sera pas le cas. Quoique…L’Économie du Savoir, et sa version post-moderne, réserve en tout cas au formateur une place de plus en plus marginale. Le e-learning, le m-learning, la simulation haute-fidélité, etc., alimentent la tendance, sur fond de crise, de restriction des crédits, de manque de visibilité et de performance des « stages de formation ». L’idée de solo formation est repoussée par tous mais se porte plutôt bien finalement, les avancées technologiques si rapides apportant toujours des arguments ou des ressources pour augmenter à peu de frais le taux d’audience ou rendre superflu l’expertise du formateur. L’apprentissage par les pairs peut devenir « une grosse opportunité d’économie en plus d’une grosse opportunité pour les RH et le management » ainsi que le flairent des commentaires en ligne.

Quand Valérie-Pédagoform écrit un article sur l’apprentissage par les pairs, elle ne cède pas à la facilité et aux considérations toutes faites. Elle pose, au contraire, les questions qui permettent de situer les bénéfices d’une formation par les pairs réussie et discute les apports respectifs du formateur et des pairs dans l’apprentissage. Pour cela, elle se place du côté des apprenants. Ce point de vue, je le crois, est le plus pertinent pour porter un diagnostic sur l’apprentissage. Je veux la suivre dans cette voie et poursuivre avec elle les quelques réflexions pour former efficacement par les pairs.

Je dirai quelques mots sur la définition, en creux plutôt qu’en plein, de la formation par les pairs. Il y va de la figure tutélaire du formateur, celui qui tient sous sa protection les savoirs et peut-être les apprenants, face aux trans-formations qu’une formation suppose. Dans une deuxième partie, je replacerai la formation par les pairs dans la perspective qui est la sienne à l’origine, celle de l’autoformation sociale et éducative. Enfin, cherchant à explorer les facteurs de réussite d’une formation par les pairs, je m’appuierai sur les résultats d’une recherche tout juste publiée sur le tutorat en formation de directeurs des soins.

L’apprentissage par les pairs, de quoi s’agit-il ?

L’article de Valérie commence par rappeler que la formation par les pairs désigne habituellement une « modalité d’apprentissage entre les individus d’un même groupe ou d’une même entité », ce qui suppose de ne pas «  passer par le canal de transmission du formateur (…) ».

L’apprentissage par les pairs serait donc une modalité… C’est-à-dire une manière d’être, une qualité, ou encore une valeur que pourrait prendre une variable. Est-ce si certain ? Ne pourrait-on pas plutôt affirmer que l’apprentissage par les pairs est une finalité, une valeur, une intention, ou même une perspective en termes d’apprentissage humain ? Que retenir : variable anthropologique ou variable d’un dispositif de formation ? Si nous avons (peut-être…) changé de paradigme ces dernières années pour privilégier « Apprendre » plutôt qu’  « Enseigner », alors l’apprentissage par les pairs nous renvoie par conséquence à la dynamique sociale de l’autoformation et non à un état particulier du dispositif de formation : « avec ou sans formateur ? ». Tant mieux ! Ce n’est pas excluant, mais cela restitue un peu de cette complexité nécessaire à la compréhension. Que l’apprentissage par les pairs ne soit pas une modalité évite de le ranger avec les modalités « participatives », « collaboratives », « magistrales », « à distance », etc., qui caractérisent un dispositif de formation. C’est bien du côté du « rapport au savoir » (et des compétences…) qu’il faudra aller chercher. Toutefois, les trois arguments rassemblés par Pédagoform en faveur de l’apprentissage par les pairs se présentent comme une charge, à fleuret moucheté, contre les formateurs. Ils pourront s’en se relever, « Même pas mal ! », mais les formateurs semblent présenter les défauts des qualités attribuées à l’apprentissage par les pairs : « Entre pairs, on se comprend », « Entre pairs, on se respecte et on co-apprend », « Donner, se donner entre pairs, échanger, mutualiser, partager ».

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Ces points de vue sont discutables. Il n’est pas dit que se trouver entre pairs améliore la compréhension mutuelle. Le formateur, loin d’être toujours un gêneur, est souvent indispensable pour lever les conflits, éclairer et mettre en relation, apporter des références destinées à se mettre d’accord. Vygotski et Bruner ont souvent évoqué le rôle indispensable du tiers dans les apprentissages…

Si le respect naissait toujours de la fréquentation de ses pairs, le monde se porterait bien mieux et le partage serait une vertu bien plus répandue. Quel formateur n’a pas été amené un jour à réguler des situations risquées avec des pairs qui mutualisaient peu et privilégiaient la compétition plutôt que la coopération ou la collaboration ? Des pairs qui se confrontent durement jusqu’à entraver le moindre apprentissage, nous en avons tous rencontrés… Personnellement, je ne travaille jamais autant en formation à distance que lorsqu’il s’agit de mettre en place du travail collaboratif entre pairs….

L’apprentissage par les pairs, cela « rassure ». Peut-être… A l’inverse , le formateur serait-il menaçant ? Pour qui, pour quoi ? On peut le concevoir, en effet. Il est  menaçant au moins pour l’identité professionnelle initiale des apprenants, destinés à se transformer et à recomposer leur trajectoire épistémique et pragmatique en formation. Sa position d’extériorité ne serait-elle qu’autorité et posture ? Quels apprentissages ne pourrions-nous réaliser que dans l’entre soi rassurant ? Et quand le formateur est lui-même un « ex-pair », est-il toujours aussi menaçant ? Il se pourrait bien qu’il le soit encore un peu plus aux yeux de quelques apprenants… Une directrice des soins me racontait sa dernière communication dans un colloque ; des infirmières venues discuter avec elle se disaient impressionnées par le discours et les idées mais surtout par la distance de la conférencière ressentie à l’écoute de la communication. Dans ce congrès dédié à l’expertise en éducation thérapeutique du patient où les infirmières se retrouvaient entre pairs, sous l’œil des médecins, l’expertise de l’une d’entre elles apparaissait d’autant plus menaçante…

L’apprentissage par les pairs, une autoformation comme une autre ?

En fait, la question la plus excitante est celle des facteurs de réussite de l’apprentissage par les pairs… N’en restons pas aux déclarations générales sur les bienfaits de l’apprentissage par les pairs. Pédagoform, de ce point de vue, dépasse la sympathique notion de « démocratie apprenante », elle pousse la réflexion et risque une hypothèse, celle du socioconstructivisme et de l’influence des modalités collaboratives dans l’apprentissage.

L’apprentissage par les pairs réussirait à la condition d’un déplacement de l’expertise du formateur vers le groupe et d’une activité collaborative de construction de nouveaux savoirs. Or, cette dynamique d’apprentissage collaboratif a été étudiée depuis longtemps sous l’angle de l’autoformation sociale ou de l’autoformation éducative. Rappelons que l’autoformation est l’acte d’apprendre « par soi même, mais jamais sans les autres » comme le propose Philippe Carré. L’autoformation n’est jamais la solo formation et elle admet des niveaux d’institutionnalisation des dispositifs de formation des plus faibles jusqu’au plus élevés, par exemple, nombre d’étudiants à l’université affirment avoir appris sans beaucoup d’aide de l’université… Ils ont alors appris entre pairs à mobiliser toutes les ressources possibles, y compris celles de leurs enseignants.

Il est à noter que la didactique professionnelle, reprenant les travaux en didactique des disciplines de Brousseau et Chevallard sur la construction des milieux d’apprentissage se propose de réguler l’apprentissage entre pairs, sinon par les pairs. Lorsqu’un formateur vise l’acquisition ou le renforcement d’une compétence, il construit un milieu d’apprentissage. Il opère une transformation d’une situation professionnelle de référence en une situation didactique. Un problèmes est alors proposé aux apprenants qu’ils doivent résoudre en se mettant en activité. Le formateur prévoit le problème et les ressources en amont, il reviendra en aval de la résolution du problème etil laisse le champ libre aux pairs pour résoudre le problème posé. Le conflit sociocognitif est parfois un des moteurs des apprentissages.

L’apprentissage par les pairs serait donc :

  1. un rapport particulier à l’institution de formation, et à ses formateurs,
  2. un glissement didactique maitrisé de l’expertise vers le groupe d’apprenants.

Il pourrait être décrit à l’aide du schéma suivant.

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L’apprentissage par les pairs procède de plusieurs types de situations selon le degré d’institutionnalisation du dispositif et l’expertise des formateurs, que les formateurs soient parties prenantes du dispositif ou non. Nous posons ici le postulat, parfaitement discutable au demeurant, que l’expertise du métier est prioritairement le fait de formateurs issus eux-mêmes du métier, c’est à dire de pairs ayant quitté leur métier d’origine pour exercer dorénavant en formation. Nous pouvons les qualifier de pairs dans le sens où les dynamiques identitaires de reconnaissance, de connivence, de langage commun, voire encore d’aspirations communes, jouent leur rôle et constituent un fonds partagé de références. De nombreuses formations professionnelles sont construites sur ce principe où il faut « être du métier » pour former les générations montantes. C’est le cas, par exemple, des métiers paramédicaux et du social où les formateurs sont issus de la filière et disposent d’un statut de cadre, assorti souvent d’un diplôme universitaire de haut niveau. Dans cette configuration, l’apprentissage par les pairs s’accommode parfaitement de mécanismes de cooptation.

Lorsque le dispositif est plus faiblement institutionnalisé, l’apprentissage par les pairs doit être largement autodirigé. La recherche d’une forte expertise jugée nécessaire pour répondre à ses besoins d’autoformation va conduire l’apprenant à se rapprocher de ses pairs regroupés en réseaux, voire en communautés de pratique. C’est bien entendu à cette forme de regroupement spontané que l’apprentissage par les paires renvoie, mais ce n’est qu’un cas de figure, aujourd’hui favorisé par le développement rapide des technologies de l’information et de la communication. Il existe d’autres possibilités,notamment lors d’une formation hors des lieux formels d’éducation. Le concept de « pairs » peut alors prendre des significations très diverses. Un pair est celui qui occupe le même rang social que soi, c’est un égal de même dignité, ce qui ne signifie pas qu’il dispose d’une meilleure expertise ou même de connaissances sur l’objet.

L’autre grande affaire de la formation par les pairs serait le caractère collaboratif ou coopératif de l’apprentissage. Lors d’une recherche récente, je me suis intéressé au tutorat par les pairs en formation de directeurs des soins. Le processus de coopération y est particulièrement notable. Pour « passer le métier », un directeur des soins en exercice va tutorer un directeur des soins en formation statutaire. Les résultats de la recherche montrent que la professionnalisation des directeurs des soins est centrée sur l’analyse de situations singulières lors des entretiens de tutorat, ce qui justifie d’ailleurs que le dispositif de formation fasse appel à des professionnels.

Le positionnement professionnel s’apprécie à travers un nombre croissant de jugements pragmatiques émis par le professionnel en formation. En didactique professionnelle, les jugements sont dits pragmatiques lorsqu’ils visent à convaincre de la nécessité d’entreprendre une action. J’ai constaté, en analysant la structure des discours du tuteur et du professionnel en formation, qu’au fil du temps, le tuteur intervient de moins en moins sur un plan normatif ou méthodologique. Il se contente d’accompagner celui qu’il perçoit de plus en plus comme son collègue.

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Dans l’interaction, le professionnel en formation maintient un niveau élevé de réflexivité et émet de plus en plus de jugements pragmatiques. Ce processus rapide de professionnalisation, de développement identitaire, d’acquisition de compétences se construit sur une solide coopération entre pairs. C’est certainement ce niveau élevé d’accord sur les finalités et les modalités qui rend possible la coopération. Il s’agit toutefois  là d’un cas particulier de l’apprentissage par les pairs, cas emblématique d’une interaction intensive entre deux professionnels et, de ce fait, très productive.

« Homme invisible, pour qui chantes-tu ? » écrivait Ralph Ellison. La tentation de rendre l’autre invisible existe toujours, certainement pour mieux faire entendre sa voix. Les pairs faisaient autrefois partie de ces hommes invisibles. Parviendront-ils, à leur tour, à reléguer les formateurs dans cette position ?

Merci, Valérie, pour ce blog Pédagoform qui donne à penser.

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