Les référentiels de compétences sont-ils vraiment utiles ? (3/3)
En conclusion de cette série d’articles et après mes critiques adressées aux référentiels de compétences, arrive maintenant le temps des propositions.
Des référentiels à faible valeur ajoutée
Rappelons tout d’abord que si ces artefacts ont envahi le monde de la formation et de l’entreprise, ils ont montré largement leurs limites. Ce sont des tentatives de rationalisation relativement inefficaces parce qu’ils ne disent pas grand chose de la compétence, que l’on peut définir en première approche comme l’organisation cognitive de l’activité orientée vers la performance, voir La compétence du cognitif au social. Ils ne sont visiblement pas dimensionnés pour traiter de toutes les dimensions cognitives, comportementales et stratégiques de la compétence à l’échelle de l’individu, voir La compétence, de la norme au sujet stratège. Donc, à quoi servent-ils ? A normaliser, à conformer, à faire converger les diverses pratiques de formation et d’évaluation, voir Les référentiels de compétences sont-ils vraiment utiles ?
Nous observons que les normes nationales et internationales en matière de formation d’adultes sont chaque jour plus nombreuses et tentent de s’imposer durablement auprès des opérateurs. Les référentiels de compétences occupent désormais une place centrale puisqu’ils sont censés guider la formation selon les caractéristiques les plus significatives du métier. Leur fonction est essentiellement normative, elle vise à harmoniser (sic !) les pratiques de formation sur un même territoire ou à l’intérieur d’une même branche professionnelle, voir Bernard Blandin, Le point sur la normalisation et Actualité des normes françaises et internationales de la formation
Or, un référentiel ne prédit pas grand chose voire rien du tout des comportements professionnels effectifs. En tant que prescription établie avant l’action et donc en relation avec un contexte tout théorique et plutôt abstrait, le référentiel se contente d’énoncer des tâches génériques : « Concevoir un plan de formation », « Évaluer à chaud après chaque action de formation », « Accompagner les étudiants dans une formation à distance pour éviter les abandons prématurés », etc. Il ne dit rien de la manière singulière et adaptative que les opérateurs vont mettre en œuvre pour remplir la tâche dans un contexte réel, c’est à dire mouvant, évolutif et incertain. Si la compétence renvoie à la réussite de l’opérateur pour gérer l’ingérable et trouver des solutions souvent inédites à des situations qui se présentent de manière imprévisible, alors les référentiels sont de peu d’utilité. Ils nous informent sur la tâche mais laissent dans l’ombre la meilleure part du travail : la capacité créative des opérateurs lorsqu’ils triomphent des obstacles et des difficultés imprévues mais pourtant prévisibles.
Faut-il pour autant jeter les référentiels avec l’eau du bain de la formation ? Non, puisqu’ils nous délivrent des informations cruciales sur les tâches, les consignes de travail et, dans le meilleur des cas, sur le niveau d’exigence attendu en situation professionnelle. Toutefois, la question de l’activité professionnelle, ce que fait effectivement le professionnel confronté aux problèmes à résoudre, n’est pas épuisée. L’enjeu est pourtant bien présent : quels modes d’action faut-il privilégier pour réussir ? Un référentiel de compétences pourrait-il nous indiquer comment l’activité experte est structurée ? Nous pourrions alors la modeler plus facilement en formation. Nous aboutirions alors à un référentiel d’un type nouveau, plus satisfaisant théoriquement et, nous l’espérons, plus opérationnels.
Personnellement , pour en avoir déjà conçu plusieurs, je sais combien leur réalisation suppose d’expertise, de temps passé à analyser finement le travail des experts et de temps de concertation à l’intérieur de la communauté professionnelle. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Intellectuellement, oui. Pratiquement, ce n’est pas certain. Une autre voie est-elle possible ? Je le crois si nous rappelons que l’intérêt majeur des référentiels est d’abord de désigner les pratiques recommandées par la communauté professionnelle à l’issue d’un long travail de controverse. Il s’agit rien de moins que de les valoriser pour provoquer des changements de pratiques de meilleure qualité.
Vous n’êtes pas satisfaits des référentiels ? Essayez la déontologie !
Nous allons proposer une sorte de version kantienne du déontologisme appliquée au travail et à la production, désormais industrielle, de référentiels.
Des référentiels fondés sur la raison
L’ambition d’un référentiel est de faire changer les pratiques en les guidant par la norme. Cette norme serait d’autant plus légitime qu’elle résulterait d’une élaboration collective. Au final, la démarche est autoritaire et elle est bien moins incitative que les discours qui accompagnent sa mise en place ne le laisseraient penser.
Pouvons-nous penser une déontologie basée sur la raison plutôt que sur la force de l’autorité ?
En matière de développement professionnel, de professionnalisation des équipes et des organismes de formation, pouvons-nous valoriser l’autonomie plutôt que l’autorité, le contrôle ou la démarche qualité et ses « recommandations » ? L’autonomie suppose de se donner sa propre voie de développement en refusant une contrainte hétéronome, celle imposée par une instance, extérieure à l’équipe elle-même sinon forcément « supérieure ». Essayons la voie de la raison et non celle de l’autorité normative en vue du développement professionnel des équipes.
L’appel à l’autonomie se fait toutefois dans un cadre, lui aussi normatif. Le cadrage de l’autonomie refuse à chaque individu et à chaque collectif de travail la possibilité de ne respecter que ses désirs, ses souhaits ou ce qui lui semble bon au prétexte que son autonomie en sortirait grandie. Faire de l’autonomie et du développement professionnel une alternative aux référentiels qui contraignent et s’imposent de l’extérieur suppose que la notion de devoir soit également valorisée. Un professionnel compétent, qui se sent et se sait compétent, est un professionnel qui reconnait ses devoirs. Le premier d’entre eux est absolu : il consiste à faire partager dans le collectif de travail l’idée selon laquelle le développement professionnel est l’une des clés de la qualité des prestations.
Un professionnel autonome sait par lui-même ce qu’il doit effectuer et comment orienter son action dans le sens de la qualité. C’est sa raison qui le lui dit, nul besoin d’un référentiel de compétences pour cela. C’est parce qu’il reconnait en son for intérieur et dans son genre professionnel les déterminants justes de l’action qu’il agira dans ce sens. La contrainte externe ne produit que du formalisme et de la conformité sans autre raison particulière.
Ainsi, le déontologisme kantien affirme la raison, cause et conséquence de l’autonomie professionnelle, en réaction à l’autorité des référentiels. La raison face à l’assujettissement des référentiels qui font autorité.
Considérons maintenant quelques impératifs au sein de cette déontologie du devoir.
Du développement professionnel et de quelques impératifs
Le premier type d’impératif déontologique est hypothétique, il met en lumière le rôle joué par les hypothèses dans la vie professionnelle. En effet, la raison n’est pas une certitude, c’est au plus un système d’hypothèses. Plus exactement, c’est un raisonnement portant sur les conditions optimales de l’action.
L’idée serait de toujours choisir l’efficacité la plus forte et la plus grande efficience possible. L’énoncé « Si je choisis un dispositif hybride de formation, alors je privilégie un mode collaboratif de résolution de problème » représente un impératif hypothétique pour un formateur désireux d’améliorer la qualité de sa prestation pédagogique. S’il tient ce raisonnement, c’est que le formateur s’interroge sur la relation fin – moyen. Cette perspective d’efficacité, il se l’impose, les formateurs ont généralement une grande latitude d’action sur ce registre. Sur un plan pragmatique, c’est ce système d’hypothèses qui est l’indice du développement professionnel. Un référentiel de compétences ne pose pas d’hypothèses, il dit ce qui est attendu et ne peut pas entrer dans ce niveau de détails.
A y regarder de près, cet impératif hypothétique pourrait n’être qu’instrumental. La recherche de l’efficacité pourrait nous entraîner loin des finalités éducatives visées. Les formateurs, ou les responsables de formation, deviendraient, par exemple, plus soucieux de l’évaluation de la mise en œuvre du dispositif de formation que des résultats que celui-ci produit chez les apprenants. Le processus de formation compterait plus que les apprentissages que ce processus devrait déclencher chez les apprenants. Au pire, l’évaluation du dispositif de formation se mène « tous apprenants étant égaux par ailleurs ». Je prétendrais toutefois que ce risque vaut la peine d’être couru. Mieux vaut des formateurs recherchant l’efficacité qu’ils auront décidé par un effet de leur autonomie plutôt qu’une conformité à une norme qui ne stimulerait plus la réflexion déontologique sur la relation fin – moyen.
Ainsi, les impératifs hypothétiques sont nécessaires à la déontologie mais ils ne sauraient être suffisants. Si les formateurs agissent conformément au devoir qui dicte l’efficacité, ce qui est déjà un progrès, encore faut-il ne pas manquer l’intention déontologique, le but élevé qui est celui de l’apprentissage réalisé par les étudiants. Il ne suffit pas de bien faire son travail, non pas pour satisfaire la norme mais parce qu’on est conscient des meilleurs moyens, il s’agit également de poursuivre des buts déontologiques suffisamment cohérents avec son niveau de développement professionnel.
Le premier type d’impératifs, les impératifs hypothétiques, satisfait les aspects cognitifs et métacognitifs de la déontologie : l’autonomie et le raisonnement vont de pair. Ce sont des indicateurs fiables d’une prise en charge réflexive du travail. Toutefois, Kant ne s’en contente pas. Au sein de la perspective déontologique, il appelle de ses vœux la manifestation d’un deuxième type d’impératifs, les impératifs catégoriques. Ces impératifs, parce qu’ils sont catégoriques, suffisent. Il n’y a pas de condition. Ils organisent, commandent et justifient l’action professionnelle. Contrairement aux impératifs hypothétiques, ceux-là ont une portée générale dans la communauté professionnelle et sans doute au-delà. A l’impératif catégorique « Ne pas nuire au patient » est associé un ensemble de comportements dont la valeur est reconnue tant par les médecins et les soignants que les patients. Peu importe alors les aspirations personnelles.
Ces impératifs catégoriques se distinguent-ils suffisamment de la norme ?
Non, leur origine est commune, ils sont élaborés les uns et les autres par un processus de controverse professionnelle. C’est dans la controverse professionnelle, dans la dispute, que vont émerger peu à peu les normes et les impératifs catégoriques. L’interaction est indispensable à leur production.
Oui, la norme se construit au sein d’un groupe d’experts, détachés pour l’occasion de la communauté professionnelle pour mieux la représenter, nous dit-on, dans les instances d’élaboration et de décision. Les impératifs catégoriques sont plutôt issus des communautés professionnelles horizontales, du collectif de travail qui cherche à réguler son activité et qui tend vers le mieux.
La norme est une hétérorégulation du travail et de la formation, elle s’impose par le haut. Les impératifs catégoriques sont élaborés au jour le jour et sont le fruit d’une autorégulation. L’expérience, la confrontation aux situations de travail se répétant sous des formes renouvelées, l’analyse de la variation du travail et de ses effets, constituent un ensemble de savoirs déclaratifs tout autant que pragmatiques. Cet ensemble est couplé à l’intention, au devoir, de mieux faire. La norme est extérieure à la communauté professionnelle, les impératifs catégoriques sont,eux, la transformation de l’expérience sensible.
Autonome, le professionnel développe sa propre perception de la qualité. Dans le secteur de la formation, et certainement dans l’ensemble des relations de service, la source du devoir et de la déontologie est dans le professionnel, lui-même inclus dans sa communauté professionnelle. Le professionnel n’invente pas de son propre chef les impératifs catégoriques qui vont guider et réguler son action déontologique, il les façonne collectivement et renforce ainsi son autonomie. L’impérieuse nécessité déontologique est intérieure ou n’est pas. Les référentiels de compétence ne pourront sans doute jamais acquérir ce caractère d’intériorité.
Des impératifs catégoriques fondés sur la raison
Les impératifs catégoriques, pour intériorisés qu’ils soient, sont avant tout des faits de langage. Nous devrions donc en trouver trace dans les interactions au quotidien, en effet, ils sont repérables sous diverses formes.
Tout d’abord, un impératif catégorique est vrai, il s’exprime en tout cas comme une vérité.
« Les formateurs sont là pour répondre aux besoins de développement des apprenants. Il s’agit dès lors de tendre vers l’individualisation des dispositifs » est un exemple d’impératif catégorique que les formateurs perçoivent généralement comme vrai, indépendamment des contingences et des situations particulières dans lesquelles ils se trouvent. C’est la raison qui justifie cette affirmation et la transforme en une loi déontologique à suivre. Si un formateur la suit, d’autres devraient la suivre. Colloque après colloque en sciences de l’éducation, cet impératif catégorique est exposé, analysé, valorisé en appui sur des données empiriques toujours plus fournies. Mais l’on regrette que les chercheurs redevenus formateurs ou enseignants ne mettent pas suffisamment en oeuvre cette vérité, les formateurs se heurtent aux contingences.
Un impératif catégorique est orienté vers des finalités élevées, particulièrement humanistes dans les métiers de la formation ou dans les relations de service. Nous pouvons considérer, par exemple, que le développement des apprenants et la réalisation de leur projet d’apprentissage comptent parmi les finalités les plus élevées. Les apprentissages réalisés sont une fin en soi, ils ont une valeur avant d’avoir un prix. Du point de vue des formateurs, les apprentissages validés, la réussite à un examen, s’ils témoignent d’un développement de l’apprenant, ont bien plus de valeur que le bon fonctionnement d’un dispositif de formation, si efficace et si efficient soit-il. Le dispositif de formation est un moyen pas une finalité.
Un impératif catégorique est souvent promu par une personne de référence. Ecouter les mentors, être attentif à ceux qui ont l’expérience du métier, suivre nos filiations, est toujours une source d’inspiration déontologique. Ces experts qui nous influencent affirment que les résultats sont de l’ordre du possible, ils dépendent de nous même si les atteindre relève parfois du défi. J’ai toujours en tête, depuis trente ans, la phrase d’un de mes mentors : « Fais la moitié du chemin, alors le stagiaire fera l’autre moitié ». Il m’appelait à cette raison déontologique de bien faire mon travail mais surtout de ne faire QUE mon travail. La leçon a porté, je tente toujours, à ma mesure, de respecter la part de liberté et d’autonomie en chaque apprenant. Je compte depuis sur la raison qui anime aussi chaque apprenant.
La déontologie est si peu de choses…
Face à l’impuissance des référentiels de compétences à prédire le travail, nous préférons encore faire comme s’ils pouvaient nous rendre service. Nous entretenons au passage quelques illusions sur leur rationalité instrumentale. Ce ne sont pas les outils qui changent le monde, ce sont les individus qui s’en servent, lesquels sont animés ou non de finalités déontologiques. Alors, à quoi servent vraiment les référentiels et les normes ? Tout juste peuvent-ils nous indiquer ce qu’il est attendu des professionnels (qui l’attend ?), les tâches auxquelles ils doivent répondre sans toutefois préciser comment ces professionnels doivent s’y prendre ni avec quel niveau de réussite. L’information est certes essentielle mais pauvre. Puisque les référentiels ne peuvent aller au delà, je propose de passer outre leur ambition normative et de laisser le champ libre à la raison professionnelle, dans un effort assumé de construction déontologique. S’orienter librement, par choix et non par contrainte externe, vers une amélioration de ses pratiques par un effet de son autonomie et de sa lucidité, en poursuivant de manière autodéterminée des finalités élevées, voilà une démarche bien plus efficace que la diffusion à marche forcée de référentiels.
Faisons confiance aux professionnels et à leur conscience déontologique.
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