La notion de situation en didactique professionnelle

Cet article regroupe une partie de mes interventions lors de la journée nantaise de didactique professionnelle du 6 novembre 2015.

Aucune formation professionnelle ne saurait se plus se passer aujourd’hui de la notion de situation. Son utilité est indéniable pour guider le travail et les raisonnements qui accompagnent la performance au travail. La performance ou la compétence ne sont pas seulement le fait du sujet, ils tiennent à la relation entre le sujet et la situation.
Ainsi, la notion de sens commun de situation est à déconstruire pour mieux la reconstruire et en faire un usage raisonné en formation professionnelle soignante.
Étymologiquement, le mot de situation vient du latin médiéval qui signifie « être placé dans un lieu ». Il y a donc bien quelqu’un ou quelque chose qui est placé dans un lieu… C’est en effet la manière d’être placé, ou de se placer, qui va nous intéresser.

La situation. Définition(s)

Pour les sciences de gestion et les travaux de Girin (1990), la situation est une affaire de communication et de langage dans les organisations. La situation est définie par trois éléments :

  • Des participants ;
  • Une extension spatiale (le lieu et les objets physiques qui s’y trouvent) ;
  • Une extension temporelle (l’enchaînement des évènements dans le temps).

La perspective est clairement interactionniste, comme l’a développée Goffman en 1987 : « Par situation, j’entends toute zone matérielle en n’importe quel point de laquelle deux personnes ou plus se trouvent mutuellement à portée de regard et d’oreille ». Là encore, la situation est une affaire de communication et d’interactions. Les participants jouent une partition active et cherchent à interpréter la signification de la situation grâce à des « cadres de l’expérience » (Goffman, 1991). Tout l’enjeu est évidemment pour les sujets de s’adapter aux caractéristiques singulières de la situation. Pour cela, ils prélèvent les indices nécessaires à une interprétation correcte de la situation.
Ces définitions ne sont pas si éloignées de celle que Pastré en donne au sein de la didactique professionnelle. Pour lui, la notion de situation est une sorte de « concept pragmatique : tout le monde comprend de quoi il s’agit, mais personne n’arrive à la définir de façon précise ». C’est un condensé de savoirs et d’expériences individuelles et sociales qu’il s’agit d’examiner avec toute l’attention requise. D’autant qu’en didactique professionnelle, la notion de situation ne saurait être analysée sans son corollaire : l’activité du sujet qui se déploie dans la situation.
Pierre Pastré indique quelles sont les caractéristiques des situations :

  • Une situation est toujours singulière mais certaines de ses caractéristiques peuvent être généralisées à d’autres situations ;
  • Les situations contiennent des évènements qui se manifestent à divers moments ;
  • Le sujet attribue une signification à la situation. En cela elle représente une opportunité d’apprentissage et de construction d’expérience. ;
  • Agir dans la situation transforme le sujet et peut améliorer ses compétences.

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Une situation va devenir intéressante quand il s’agit de former les compétences et certaines caractéristiques vont acquérir une importance particulière. Il en est ainsi des tâches, au sens qu’en donne l’ergonomie, tâches relatives aux situations de travail. Nous examinerons aussi brièvement un artefact souvent créé en prise avec les situations et les tâches, sans toutefois s’y trouvé confondu : les documents procéduraux.

Distinction Situation-Tâches

Les tâches ne sont rien d’autres que l’interface entre le sujet et la situation de travail (Volpert, 1987). Elles constituent une exigence de performance pour le sujet, lequel cherchera à la comprendre, c’est-à-dire à l’interpréter. Elles font le lien entre la dimension sociale du travail et la dimension technique. « La tâche doit relier l’activité au sein du système technique au rôle comportemental qui lui est associé dans le système social» (Blumberg, 1988).
En santé, de nombreuses tâches sont adressées aux professionnels. Nous pouvons même préciser que parmi celles-ci, les tâches dites « discrétionnaires » en représentent la plus meilleure part. En effet, la question traditionnelle de l’ergonomie visait à savoir si la machine prolonge l’homme en accroissant son pouvoir d’agir ou si l’homme est une sorte de prolongement de la machine à laquelle il est lié. Les tâches discrétionnaires introduisent une complexité supplémentaire qui réside dans la capacité de l’homme à assumer son travail, de le mettre à sa main dans une perspective de développement personnel et professionnel.

Taches discrétionnaires

Avec la tâche discrétionnaire, ou intégrale (Hacker, 1986), le sujet « exerce une maîtrise personnelle considérable» et qui le pousse pro-activement à s’acquitter de son travail. Le sujet est motivé par la tâche et cherche à la remplir par ses initiatives et le contrôle qu’il peut exercer sur la situation et son activité.
La tâche discrétionnaire, interface entre la situation et le sujet suppose que le sujet va planifier et organiser son activité de manière relativement autonome sur la base d’un fort niveau de résultat. Il va prendre des initiatives et des décisions sans en référer toujours au niveau hiérarchique supérieur.
Il va préparer son travail au niveau opérationnel, en complète autonomie. Le sujet a le choix des moyens à mobiliser. L’utilisation des moyens dépend de ses propres décisions, ce qui oblige le sujet à intégrer son activité dans le flux global de l’organisation. Enfin, le sujet auto-évalue son action et introduit les correctifs nécessaires.
Pour répondre aux exigences des tâches discrétionnaires issues de la situation, les documents procéduraux, les consignes de travail, sont prévus comme une aide et un cadrage du travail.
Les documents procéduraux
Les documents procéduraux sont orientés vers le maximum d’efficacité. Leur rôle est d’aider les sujets à mieux travailler et à travailler sans erreur. Suivre la procédure serait une garantie face aux incertitudes et aux erreurs des opérateurs. Les sujets se voient ainsi proposés des stratégies de résolution de problèmes prêtes à l’usage (Allwood et Kalen, 1997). Toutefois, ces documents sont souvent incriminés, ne tenant pas leurs objectifs (Weil-Fassina, 1980) et s’avérant de qualité médiocre. Il semblerait que les concepteurs de ces documents soient parfois étrangers au travail qu’ils décrivent et analysent. Ils produisent alors des documents abstraits et implicites (Gunnarsson, 1989). Fayol (2002) indique que ces documents devraient être le plus explicites possibles, le moins ambiguës, ils devraient pouvoir guider étroitement le travail des opérateurs. En dépit de ces caractéristiques inabouties ou peu compréhensibles, ces documents sont particulièrement intéressants à considérer, tant ils ont à dire sur la situation et les tâches qu’elle exige.
Ces documents et le jeu autour de ces documents renvoient à la distinction entre travail prescrit et travail réel (Ombredane, 1955). Toutefois, l’ergonomie n’a pas toujours intégré le point de vue des sujets sur les écarts qu’ils créent ou constatent (de Brito & Veyrac, 1997), point de vue utile s’il s’agit de comprendre le rôle et l’efficacité des documents prescripteurs. La première cause de non-respect des procédures est ce qu’on appelle ordinairement l’erreur humaine. Les opérateurs ne comprennent pas les procédures et donc ne les suivraient pas. Or, cela dépendrait pour partie de la représentation de la tâche qu’entretiendrait l’opérateur mais aussi de possibles confusions perceptives, d’oublis causés par les interruptions, de coût cognitif trop élevé, de phénomènes de surconfiance. Il arrive aussi que les opérateurs ne veulent pas suivre exactement la procédure parce qu’ils considèrent que la procédure ne permet pas toujours de gérer la sécurité avec le maximum d’efficacité.

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Perspectives théoriques

L’observation du travail nous renseigne sur la notion de situation et ses caractéristiques en vue de la formation. Toutefois, l’observation ne rend pas totalement compte du couplage entre les caractéristiques de la situation et le mode d’activité du sujet. Le couplage s’établit surtout grâce aux raisonnements que tient le sujet tant sur la situation que sur son activité et la régulation de celle-ci. Pour avancer et mieux comprendre ce couplage, nous avons besoin de théories de l’activité. La théorie de la conceptualisation dans l’action apporte des perspectives fructueuses.

La conceptualisation dans l’action

La conceptualisation dans l’action analyse l’activité humaine à l’aide des concepts de schème et d’invariant opératoire, comme l’ont proposé Piaget et Vergnaud. L’activité humaine est organisée sous forme de schèmes dont le noyau est constitué d’invariants opératoires. Il n’est pas pour autant nécessaire de réifier le schème qui n’est qu’une virtualité pourtant organisatrice de l’action parce qu’elle structure l’activité au plan cognitif. Le schème désigne la part de régularité dans l’activité du sujet mais aussi ce qui est généralisable et transposable d’une situation à une autre.

Vergnaud est à l’origine de l’intérêt porté au couplage schème-situation. Il n’y aurait pas de schème sans situation, ou plus exactement sans classe de situations. De même, qu’il n’est pas concevable d’envisager des situations qui ne feraient pas appel à des schèmes pour résoudre les problèmes professionnels qu’elle contient. Un schème est « une organisation invariante de l’activité pour une classe de situations données » (Vergnaud, 1990). Ce n’est pas l’activité qui est invariante sinon elle serait stéréotypée et non adaptative, c’est son organisation. C’est bien l’organisation de l’activité qui permet à la fois la reproduction de l’activité pour traiter des problèmes connus et l’adaptation quand les circonstances de la situation le nécessitent.

La structure conceptuelle d’une situation

Du point de vue de l’analyse de la situation et pour comprendre le couplage avec un schème, Pastré nomme « structure conceptuelle d’une situation » l’ensemble des concepts pragmatiques, ou pragmatisés, qui permettent de concevoir, réaliser et évaluer une action en fonction du but fixé.
Une structure conceptuelle est composée de trois éléments :

  • les concepts organisateurs de l’action ;
  • des indicateurs observables pour déterminer les valeurs prisent par les concepts organisateurs ;
  • les classes de situations selon les valeurs prises par les concepts et qui requièrent une action spécifique.

La formulation d’une structure conceptuelle de situation est une production experte qui peut dépasser le sujet. C’est une vision objectivante et extérieure des situations. Un sujet possède une représentation plus ou moins exacte de la structure conceptuelle de la situation, sous forme de concepts pragmatiques directement issus de l’expérience personnelle.
D’un point de vue didactique et de formation des compétences professionnelles, la connaissance de la structure conceptuelle de la situation permet d’enrichir les productions didactiques. Couplée à une connaissance du schème par l’analyse de l’activité, les situations d’apprentissages, en centre de formation ou sur les terrains, gagnent en pertinence.

Perspectives didactiques

Les ingénieries pédagogique et didactique ont pour fonction de concevoir, de réaliser et d’évaluer des dispositifs pédagogiques dédiés à la formation des compétences.
Un dispositif est une « organisation ou un agencement systématique par un agent intentionnel des éléments et des moyens (physiques et symboliques, naturels et artificiels) d’une action et/ou situation en vue de générer certains résultats » comme nous le rappelle Monique Linard en 1998. Un dispositif de formation est donc en relation étroite avec un contexte, un environnement, des situations de travail. Sans situations, point de situations d’apprentissage comme l’a montré Brousseau (1998) avec la théorie des situations didactiques.
Si l’on suit Pastré (2011), une pédagogie de situations respecte trois grands principes :

  • Le premier est constructiviste : il y a apprentissage quand il est construit par l’apprenant qui résout des problèmes.
  • Le deuxième est qu’une pédagogie des situations est nécessairement collective, avec un apprenant et un formateur, voire un groupe d’apprenants et un ensemble de formateurs.
  • Enfin, le choix de la situation pour provoquer l’apprentissage est crucial. Un problème sera à traiter et il mobilisera les connaissances visées.

Les situations professionnelles ne sont pas toutes équivalentes dans leur capacité à proposer des problèmes intéressants et stimulants pour les apprenants. Certaines, plus que d’autres, représentent des occasions d’apprentissage et offrent des circonstances favorables au déclenchement des apprentissages. Des occasions pour apprendre, mais apprendre quoi ? La réalisation d’une action par développement de l’activité ? L’approfondissement de la structure conceptuelle de la situation ? Et comment faire avec la situation pour qu’elle stimule l’activité d’apprentissage ?

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La situation de travail : origine, moyen et fin

Patrick Mayen (2012) rappelle que la notion de situation est utile à plusieurs titres quand il s’agit de concevoir des formations professionnelles.
La notion de situation est à l’origine pour concevoir une formation. L’enjeu est de comprendre le prescrit du travail pour savoir comment agir avec.
La situation est un moyen, le moyen de concevoir des situations d’apprentissages en relation avec le travail, pour et par le travail.
La situation est une fin. Les professionnels ont à faire, ont affaire, avec les situations pour solutionner les problèmes posés par les situations. D’ailleurs, résoudre les problèmes commence souvent par composer avec la situation, la « mettre à sa main » avant même de commencer à travailler. La situation doit être transformée pour qu’elle soit plus favorable aux buts du professionnel. Le sujet, agentique, cherche à influencer la situation pour s’y inscrire plus facilement.

Les coûts humains des situations de formation défavorables

Toutes les situations de travail ne représentent pas les mêmes opportunités d’apprentissage. Mayen (1999) a introduit la notion de « situation potentielle de développement » ou celle de potentiel de développement des situations de travail. Les apprentissages sont pour partie liés aux caractéristiques des situations de travail qui inspirent les situations didactiques.
Comme le remarque Chatigny (2001), les situations à bas potentiel de développement tendent à augmenter les coûts humains des activités d’apprentissage. Le travail quotidien fournit des situations d’apprentissage sans intentions didactiques et sans transformation visant à identifier plus facilement le problème à résoudre par l’apprenant. Échouer dans ces conditions non-didactiques peut renvoyer un sentiment d’incompétence et de faible auto-efficacité, allant jusqu’à la « misère cognitive » pour reprendre la formule de Montmollin en 1993.

Bibliographie

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Goffman, E. (1987). Façons de parler, Paris: Éditions de Minuit.
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