L’ETP et la créolité ? Pani problem, z’oreille !

L’éducation thérapeutique du patient (ETP) a pour but d’aider les patients à gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique. C’est dire que les professionnels de l’ETP doivent composer avec les déterminants socio-culturels des patients, leur histoire, leurs manières de vivre sur un territoire humain. Les patients, tout comme les soignants, sont en fait, des personnes aux prises avec des cultures, des environnements et des modes d’interactions avec autrui. Il faut alors penser que changer d’aire culturelle modifie la compréhension de ce « processus continu, qui fait partie intégrante et de façon permanente de la prise en charge du patient » comme le rappelle la HAS. La question n’est pas souvent posée en ETP…
Relisant les recommandations de la Haute Autorité de Santé sur le sujet, j’ai toujours été frappé par ce discours qui parle du « patient », tout patient étant égal par ailleurs. Cette pratique de l’ETP, dont nous pourrions relever le caractère d’émancipation profondément humaniste, est décrite selon des préconisations bien arides, techniques, professionnelles en un mot. Certainement, il s’agit de laisser les professionnels agir selon leur sensibilité sans les encombrer de prescriptions émotionnelles, ils sont en effet capables de gérer leur implication et leur engagement aux côtés du patient. Toutefois, les préconisations ont pour effet de standardiser le patient, de le réduire à un stéréotype, jusqu’à le désincarner, d’en faire une sorte d’unité de compte : un patient risque fort de ressembler ainsi à n’importe quel autre patient. Un comble pour l’ETP…
Certes, lors du « diagnostic éducatif », il est recommandé que le soignant s’intéresse au « profil du patient » qui combine des ressources personnelles et sociales, des motivations et des apprentissages en devenir. Le recueil d’informations sur les conditions de vie et les facteurs de vulnérabilité n’est pas oublié non plus. Au final, il est attendu qu’un patient des villes ne soit pas tout à fait identique à un patient des champs. Mais qu’est-ce que cela change dans l’intervention éducative ? Quelles conséquences tirer de ce recueil d’informations sociales, culturelles, intimes ? La mise en œuvre de l’éducation thérapeutique est avant tout une affaire de « hiérarchisation des priorités d’apprentissage perçues par le patient et le professionnel de santé, de planification des séances : objectifs éducatifs, durée, fréquence, techniques pédagogiques, de type de séances : individuelles, collectives, en alternance, d’auto-apprentissage ». Je suppose que le savoir-faire des professionnels de l’ETP doit être considérable pour faire le grand écart entre un diagnostic éducatif centré sur la personne et une mise en œuvre d’un dispositif d’éducation si focalisée sur une ingénierie pédagogique techniciste. Or, il est probable que des personnes poussent jusqu’aux limites une technique éducative conçue pour des patients stéréotypés. Ces personnes sont issues d’histoires et de territoires singuliers qui nous amènent toujours à rencontrer l’autre dans toute sa différence. Le même dispositif d’ETP peut-il être proposé à un ouvrier parisien de 30 ans qu’à un paysan du Nivernais de 80 ans qui a vu sa mère, agenouillée au bord de la source, jeter une pièce de monnaie par-dessus son épaule (gauche) lorsqu’elle récitait la formule « Source, je t’apporte mon malheur, donne-moi ton bonheur » ? Allez donc développer « des compétences d’autosoin et des compétences d’adaptation » chez ces patients dans les mêmes conditions… Le savoir des professionnels peut-il rentrer en compétition avec celui des habitants de la Loire qui savent que pour soigner le diabète, rien ne vaut une infusion de géranium herbe-à-Robert (Geranium robertianum) ?

Monique TELLE-LAHELY, cadre de santé, nous introduit très finement à la réflexion sur le sujet. Elle le fait à 7000 km de Paris, depuis la Martinique. Le texte suivant est un extrait de son mémoire de master 2, mention Sciences de l’éducation, Université des Antilles et de la Guyane. Le titre de son mémoire est le suivant : « Spécificités anthropoculturelles dans la prise en charge éducative des pathologies chroniques. L’exemple du diabète en Martinique ». Merci à elle pour le pas de côté qu’elle nous amène à faire : « De loin, on voit plus près ».

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Espace créole et Santé

Présentation générale

Lors d’un colloque universitaire à Pointe-à-Pitre en mars 1995, Josette Faloppe dans son discours rapporte : « Qu’étymologiquement, le terme « créole » vient du portugais « crioulo », passé au français par l’intermédiaire de l’Espagnol et dérivé du verbe « criar » signifiant « élevé dans le foyer du maître, domestique ». Utilisé d’abord en Amérique pour désigner toute personne de race blanche née dans les colonies européennes de l’Amérique intertropicale. Par extension encore le terme désigne de façon générale « la descendance locale d’une espèce importée. [1].
L’homme n’est pas seulement le fruit d’un héritage biologique. Il est aussi le produit d’une culture. Qui est ce « patient antillais ou créole » auquel nous nous intéressons ? Ce terme serait né entre 1660 et 1685 suite à l’arrivée massive des esclaves comme main d’œuvre pour l’exploitation de la canne. C’est à la suite de différents systèmes qu’ils soient amérindiens, africains, européens ou indiens que s’est construit ce nouvel environnement qu’est la créolité ou encore la créolisation. Les plantations ont servi de lieu de développement d’éléments culturels européens et africains et aussi de socle à l’élaboration du mode de vie créole. Pour les français un créole était une personne de race blanche née dans les colonies.
Des écrivains martiniquais [2]. font remarquer que : « Le processus de créolisation n’est pas propre au seul continent américain ( ce n’est donc pas un concept géographique) et qui désigne la mise en contact brutale, sur les territoires soit insulaires, soit enclavés, fussent-ils immenses comme la Guyane et le Brésil – de populations culturellement différentes : aux Petites Antilles, Européens et Africains ; aux Mascareignes, Européens, Africains et Indiens ; dans certaines régions des Philippines ou à Hawaï, Européens et Asiatiques ; à Zanzibar, Arabes et Négro-Africains, etc. Réunis en général au sein d’une économie plantationnaire, ces populations sont sommées d’inventer de nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative cohabitation entre elles. Ces schèmes résultent du mélange non harmonieux (et non achevé et donc non réducteur) des pratiques linguistiques, religieuses, culturales, culinaires, architecturales, médicinales, etc. »
Ils ajoutent que : La Créolité englobe et parachève donc l’Américanité puisqu’elle implique le double processus :

d’adaptation des Européens, des Africains et des Asiatiques au Nouveau Monde ;

de confrontation culturelle entre ces peuples au sein d’un même espace, aboutissant à la création d’une culture syncrétique dite créole.

La créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins, que le joug de l’Histoire a réuni sur le même sol. Pendant trois siècles, les îles et les pans de continent que ce phénomène a affectés, ont été de véritables forges d’une humanité nouvelle, celles où langues, races, religions, coutumes, manières d’être de toutes les faces du monde, se trouvèrent brutalement déterritorialisées, transplantées dans un environnement où elles durent réinventer la vie. Notre créolité est donc née de ce formidable « migan » que l’on a eu trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul des termes de sa composition. [3].
La créolité c’est « le monde diffracté mais recomposé », un maelström de signifiés dans un seul signifiant : une totalité. [4].
Catherine Benoît à l’instar d’Orlando Patterson parle de créolisation de synthèse et la créolisation segmentaire. La première tente de réunir les différents segments dans une culture nationale tandis que la seconde résiste parce que chaque groupe crée dans la société globale des faits de culture et des rapports sociaux qui lui sont propres.
Cette société créole que d’aucuns considèrent comme étant : « ni pluralistes ni intégrées car leurs systèmes culturels forment un intersystème ou continuum culturel caractérisé par la variation interne et le changement. La variation interne est l’ensemble des interprétations possibles d’un même fait. Le changement est le moment où les acteurs considèrent qu’un fait de culture est le propre d’un groupe ethnique plutôt que d’un autre. […] Ils ont de surcroît des interprétations différentes des sous-systèmes selon l’appartenance ethnique, de classe, de sexe et de lieu de résidence. » [5].
Élément fondamental dans la société créole est la langue parlée. Elle s’est formée à partir des différents apports linguistiques des individus en relation. Guy Cabort Masson décrit trois types de sociétés à partir de la langue [6]. :

celles ayant la langue créole comme langue de masse commune aux colons et aux descendants des esclaves comme en Martinique, Haïti, La Réunion, etc.…

celles où le Créole n’a jamais existé comme à Cuba, au Brésil, Porto Rico, etc…

celles enfin où le Créole a existé et a peu à peu disparu ou est en voie d’extinction comme à Grenade, à Trinidad, en, Louisiane, etc.…

Dans l’espace créolophone le problème de la langue reste posé dès qu’il s’agit de savoir, d’apprendre ou de comprendre. Un des éléments à prendre en compte est la distinction lexicale propre en français et en créole. Même si les termes sont connus tels « connaître – comprendre – apprendre – retenir – prendre conscience », le sens attribué par chacun n’est pas le même selon que le discours est tenu en français ou en créole.
Dans un essai sur l’origine du créole Josapha Luce souligne que la langue qui s’est formée entre 1660 et 1685 « n’était en fait que le fameux « palé-bébé », le « toi donner moi couteau ». Rien d’autre que du vieux « français corrompu » [7]. .
1695 c’est l’époque où les gros Habitants, petits blancs ou autres esclaves prennent conscience qu’ils doivent avoir un premier ciment culturel commun : la langue. Mais chemin faisant cette langue nouvelle s’affirme comme étant la chose du nègre décriée par les blancs. Elle résulte de la cohabitation entre les Caraïbes déjà sur place, des Blancs venus de France et des esclaves importés d’Afrique. Le substrat de base que se métamorphosera au fil du temps en amalgame africano-européen. Pour preuve : Le père Labat interrogeant deux nègres qui l’accompagnaient sur la présence de serpents dans l’île eut comme réponse : « tenir mouche » (il y en beaucoup). Ce patois tenait davantage de l’espagnol (Tener mucho). Le père Labat, encore lui, disait qu’il y avait des « cabrittes » sur le Pain de Sucre à Sainte Marie. Une jeune esclave, montrant son enfant à un ecclésiastique, lui dit : « toi papa li « . [8].
Cependant, à cette époque déjà le créole véhicule une image. C’est à dire qu’il n’est pas la même dans les villes et dans les lieux plus reculés, celui des maîtres n’est pas celui des esclaves.
La prière occupe une place non négligeable dans cette société créole. Pour assurer l’enseignement religieux des esclaves, les prêtes ont alors traduit l’évangile de St Jean en créole. Ainsi vers la 2ème moitié du XVIIIe siècle on pouvait lire : « Dans tems là, comme jour Pâque té proche, tous pères juifs la hip tous faire complot pour quimpé Jessi : mais ïo té bin barassés. » [9].
La pluralité de la société créole se retrouve dans les croyances. La croyance en la magie, au surnaturel des choses est monnaie courante. Il n’est pas rare que magie et religion se côtoient étroitement.

Contexte socio-économique aujourd’hui

Ces sociétés créoles sont soumises aujourd’hui aux échanges économiques et aux mécanismes de l’offre et de la demande. Leur caractéristique de pays en voie de développement les contraint d’adopter les standards de la mondialisation. Les Antilles françaises du fait de leur appartenance à la France sont soumises aux normes de l’Union européenne arrêtées par le traité de Maastricht.
Cette appartenance nationale génère une adaptation forcée sur le plan économique du fait de leur implication dans les grands marchés, sur le plan financier avec la monnaie unique, au niveau social en raison de la libre circulation des biens et des capitaux et enfin sur le plan juridique puisque la législation français leur est applicable. À ce sujet, Louis Félix Ozier Lafontaine Socio anthropologue martiniquais parle de la Martinique en ces termes :
« La Martinique est maintenant comme d’autres, une société troublée par l’irruption en son sein d’une série de problématiques et de phénomènes nouveaux, significatifs des grands bouleversements de monde actuel. » [10].

Ce même auteur décrit la Martinique comme une société vulnérable il écrit : « C’est le prix à payer à la sur- modernité par les communautés dont les assises identitaires sont fragiles. Je pense, ici notamment, aux populations étrangères habitants les banlieues des grandes métropoles européennes ou Nord-Américaines, mais aussi, bien entendu, à toutes les minorités ethniques ou culturelles qui, dans le monde actuel sont englouties et ballottées dans les flots de la domination ou de la mondialisation. »
Ce constat est transférable à la société créole en générale. Cette situation engendre des frustrations chez ceux dont les moyens matériels et financiers ne permettent pas de satisfaire les besoins crées par les conditions d’existence dans ces sociétés modernes. Cela se traduit par des indicateurs très révélateurs ; augmentation de la violence, exclusion, compétition sociale, rupture de la solidarité, perturbations dans les définitions des normes et des valeurs. Néanmoins, il important que les sociétés créoles prennent conscience des effets de la mondialisation, qu’elle ne la refuse pas, quelle ne s’affiche pas comme victime mais au contraire que sa conscience collective s’en imprègne afin de ne pas se placer en éternelle victime. N’est-ce pas en filigrane le message laissé par Aimé Césaire ?

Pratiques de soins en espace créole

Les aspects pluriels des sociétés créoles, d’origine européenne, africaine, asiatique, indienne peuvent être liés par moment, en fonction du contexte de leur application. Les propos de Jean Benoist le démontre (1980, p. 79) : « La culture influence l’appréciation cognitive de stimuli externes ; elle contribue à décider s’ils sont évalués comme porteurs de risque ou non. Elle influe aussi sur l’évaluation cognitive des états du corps ou des émotions et détermine s’ils doivent ou non être étiquetés comme « maladies. » [11].
Les recherches de Geneviève Léty nous conduisent vers les origines de ces pratiques en milieu créole [12]. : en effet, les esclaves ainsi que les colons apportèrent avec eux les pratiques magiques qui, au cours des siècles, se sont combinées, amalgamées, additionnées à celle des Amérindiens puis à celles des Indiens, les derniers venus »

Les indiens apportèrent avec eux leur religion qui prit des aspects originaux. C’est ainsi qu’il prie Mariamman, la mère Mort, déesse de la variole adorée dans le sud de l’Inde et Ispérin célébré lors d’une messe dite kumbulu dont l’acte central est la décapitation d’un bouc. Madouraiviren est une divinité masculine adorée dans les deux, Martinique et Guadeloupe. Les indiens l’assimilent à un dieu catholique. La population s’adresse à eux pour obtenir des grâces mais aussi pour conjurer un sort néfaste.

Les colons originaires des diverses provinces de France amenèrent avec eux toutes sortes et pratiques et superstitions. Les sorciers avaient leur place dans une société où le diable, loin d’être un symbole, voisinait avec les hommes et les possédait. Les prêtres exorcistes étaient aussi présents intervenant chaque fois que l’on jugeait que l’origine de la maladie ne relevait pas de normes habituelles.

Les Blancs élevés par des « das » noires, étaient plongés dans l’univers africain.

Séanciers et quimboiseurs héritent leurs pratiques des africains. Toutefois, Il importe de noter que les pratiques africaines rencontraient une certaine méfiance. Il y avait un amalgame entre guérisseur et empoisonneur ce qui conduit les autorités à interdire leurs thérapeutiques.
Ainsi est né l’univers magico-religieux encore présent aujourd’hui dans la société créole. Au point que G. Léty nous raconte qu’en 1922 l’idée d’une taxe sur ce que certains considèrent comme un commerce a émergée. Le Journal La Paix publiait dans ses colonnes : « Comme les somnambules, tireuses de cartes, voyantes de tout acabit ne manquent pas chez nous, il serait juste que l’on instituât une taxe tenant lieu de patente sur ce genre de commerce » [13].
Plusieurs termes définissent ceux qui prennent en charge la santé du corps et de l’esprit en Société créole. Ils ont pour nom en fonction des régions et leurs compétences : séancier, quimboiseurs, menti-mentè, gadèdzafè, boko, docteur feuilles etc., et ont une place importante dans la société. Cela explique en partie les propos de l’ethnospychologue d’origine Martiniquaise Gilberte Dorival selon laquelle : « Dans la pensée antillaise, avant toute demande de soins, il est inconcevable du la « deveinn » ne soit pas interprétée, d’autant plus que c’est toujours l’œuvre de quelqu’un d’autre. Les désordres ne sont pas vécus comme cela se passe dans la logique occidentale, ils apparaissent soit parce qu’il y a conflit avec le voisinage, ou encore parce que la famille n’a pas accordé aux défunts tous les honneurs qui leur étaient dus, sinon il y a une faute à payer, laquelle aurait été commise par l’un des membres de la parenté » [14].
Ce même auteur donne une définition de la sorcellerie, il s’agit de : « l’art d’influencer les esprits, en les traitants comme on traite les hommes dans des conditions identiques, c’est à dire en les apaisant, en se les conciliant de leur puissance, en les soumettant à sa volonté, et tout cela par le recours aux moyens dont on a éprouvé l’efficacité par rapport aux hommes vivants » [15].
Dans cet ouvrage il y a une citation du psychanalyste Henry-Valmore S. d’origine martiniquaise qui écrivait en 1983 que l’Antillais a l’art d’associer tout à la magie, lorsqu’il n’y a aucune explication à certains faits. Il n’est pas rare que les personnes imaginaires des contes créoles ; diablesses, dorlis, zombi, engagés sont parfois intégrées à la réalité pour justifier les symptômes dans certaines maladies.
Aujourd’hui encore les esprits occupent une place importante dans l’imaginaire des antillais, ils sont quelquefois associés aux saints. C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre « sain-han ka bat’li ! » ce qui signifie : « le saint le frappe parce qu’il ne veut pas travailler » ; Par travailler il faut entendre que la personne attaquée est investie par un saint qui voudrait l’inciter à pratiquer des séances de voyance et de guérison » [16].. Cela nous renvoie à l’interview de la guérisseuse qui nous dit qu’elle ne travaille plus du fait de son état de santé ; Elle a même pensé que je venais consulter puis qu’elle s’est justifiée d’être fatiguée ce jour-là.
Aussi, dans nos sociétés créoles les rituels et pratiques de soins n’ont cessé d’évoluer ou plutôt de changer. Catherine Benoît pointe ces modifications quand elle dit : C’est ainsi qu’une « frotteuse », guérisseuse qui soigné par des massages, dont j’ai suivi les consultations en 1986 et 1987, et qui à l’époque utilisait l’huile de karana ( Ricinus communis L.) pour masser, suivant en cela une tradition commune à l’ensemble de la caraïbe, est passée dix ans plus tard à l’utilisation exclusive de l’argile. Elle justifiait ce changement par l’origine de l’être humain issu de la glaise ; elle avait constaté l’efficacité de l’argilo-thérapie lors d’un séjour dans une station balnéaire en Europe. [17].
Toutefois, au nombre des maladies, aux Antilles il existe un organe qui joue un rôle important dans le bien-être du corps, c’est un nerf. L’état de bonne santé y est étroitement lié. Les « anciens » y croient encore. Il s’agit du « boukèt » dont l’altération conduit à une maladie appelée « blès », décrite ici par Catherine Benoît : Le boukèt à la Guadeloupe, appelé biskèt en Haïti, désigne soit un bout d’os, soit un « petit nerf », qui se situe à l’extrémité du sternum, soit une boule de chair située au niveau du plexus solaire. Le déplacement du boukèt provoque un état de malaise particulier, appelé blès, que l’on retrouve dans l’ensemble de la Caraïbe et en Amérique du Sud. Si, pour la biomédecine, la blès, est un déplacement de l’appendice xiphoïde, la traduction du terme boukèt par « arbre de vie » que propose un dictionnaire de créole guadeloupéen rend mieux compte de la complexité de cette pathologie.
En nous replongeant dans nos souvenirs d’enfance, il nous revient en mémoire d’avoir été soignée pour blès. Nous avons pu bénéficier de ces massages énergiques et doux à la fois, prodigués par notre mère qui utilisait une mixture rendant notre petit corps luisant.
Néanmoins, au cours de notre formation et expériences de professionnelle de santé, nous avons vainement cherché à faire le lien entre la blès et une quelconque maladie enseignée dans la médecine moderne occidentale.

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Les pratiques magico-religieuses

En société créole dans le domaine de la maladie une place importante est laissée à l’irrationnel. Ainsi, les pratiques magico-religieuses sont omniprésentes dans les soins encore aujourd’hui, même si elles ne sont pas évoquées de manière explicite. A la lumière de Louis-Félix Ozier Lafontaine nous savons que l’univers du quimboiseur peut se décliner sous trois registres : [18].
D’abord un registre de l’imaginaire composé surtout de croyances surnaturelles qui postulent notamment l’existence de forces immatérielles ( esprits) dotées de pouvoir d’intervention et d’influence positive ou négative sur le cours de choses et des évènements terrestres. Le pouvoir du quimboiseur tient précisément en sa capacité à entrer en relation avec ces forces surnaturelle, à les manipuler et à les concilier au profit de son client.
Ensuite un registre symbolique, matérialisé par un décor composé de multiples éléments profanes disparates porteurs de mystères, à la fois à cause de leurs significations dans le réel ordinaire, mais aussi des relations que ces objets peuvent entretenir entre eux et avec les croyances aux esprits. Les gravures ou autres reproductions de saints religieux, les sculptures africaines et haïtiennes, les textes de prières sacrées, les bougies et autres lampes à huile, les animaux empaillés tiennent une place privilégiée dans le décor.
Enfin le registre de la réalité. Sous peine de se trouver en porte-à-faux avec la réalité sociale, le quimboiseur se doit de tenir compte d’une série de règles et de traits de l’environnement immédiat et concret dans lequel il opère.

Comme l’illustre passage du livre de G. Lety : « CeIa arrive qu’à l’hôpital pZQ à FDF les parents enlèvent littéralement un malade à toute extrémité en croyant pouvoir le sauver là où le médecin est impuissant. On voit aussi des gens aller voir le guérisseur, quelquefois hors de l’île, alors qu’une simple analyse monterait qu’ils sont atteints d’une maladie banale par méconnaissance des signes avant-coureurs d’une maladie. Il y a aussi le refus de croire à certaines maladies. » [19].

Les plantes médicinales

Une des pratiques de la médecine traditionnelle créole est l’usage de plantes médicinales qu’il s’agisse de feuilles, fleurs, racines. Elles sont utilisées sous forme de tisane, de décoction, d’infusion, de bain, de massages. Dans son mémoire en vue de l’obtention du DESS d’ethnométhodologie, M. Crosnier de Bellestre rapporte les propos d’une parturiente qui évoque les difficultés d’une de ses grossesses à cause d’un sort qui lui avait été jeté.
« Je me rappelle à l’époque ma mère me disait qu’il fallait protéger sa maison, exemple : placer aux 4 coins de l’habitation la plante « six heures » (Phyllantus), pour chasser les esprits, mais je ne le fais pas, par contre elle me conseilla tous les premiers vendredi du mois qu’il fallait prendre un bain de basilic, utiliser également du bainjoint pour faire la fumée, j’ai essayé par curiosité […] En ce qui concerne ma première grossesse, j’ai eu un accouchement difficile, car on m’avait jeté un sort, et une grand-mère que ma mère connaissait nous proposa une décoction à base (de pied de poule – vieilles herbes (Eleusine indica), du fil blanc et du fil noir, faire bouillir le tout avec les racines de l’herbe, la terre, 3 pierres) et le boire. » [20].[21]. Des guérisseurs-phytothérapeutes témoignent dans cette étude de leur activité de gardien de la tradition de l’usage des plantes médicinales. Pour eux, ils sont mandatés par un démiurge pour officier :
« Cela fait exactement 16 ans que je pratique le magnétisme, au début j’ai refusé quand Dieu m’a dit qu’il m’avait choisi pour faire ce travail. » [22].

Les prières

Souvent aux autres pratiques thérapeutiques est associée la prière. Nous avons souvent vu des patients faire le signe ce croix avant de prendre un médicament. La prière est largement utilisée sous forme de neuvaine, d’offrande…A titre préventif certains portent accroché à leur vêtement un petit carré de tissu appelé « préservatif ». L’objectif est d’écarter les maladies.
L’arrivée de religions thérapeutiques telles que le Pentecôtisme ne fait qu’accentuer le phénomène. On le sent à travers les réponses des patients interrogés, quand bien même qu’une certaine discrétion soit de rigueur — De même qu’elle se manifeste « quand on pose la question aux gens pour savoir s’ils sont adeptes de la science ou sorcier, on s’aperçoit que c’est un sujet tabou, personne ne veut en parler » [23].
En outre, la prière semble être l’auxiliaire des thérapeutes traditionnelles qui sont le plus souvent très syncrétiques.
De plus les techniques les plus avancées et les pratiques traditionnelles se côtoient sans pour autant être autonomes. Pour leur part, les médecines traditionnelles répondent à une demande, celle de leur société à un moment donnée comme nous le confirme J. Benoist ; « Un système médical traditionnel se développe dans une société donnée, en réponse aux troubles qu’on y connaît, qu’on y reconnaît. Il interprète les plus fréquents, ceux dont la menace apparaît comme quotidienne, et laisse souvent dans l’ombre ce qui est rare et qu’il ne perçoit à peine. »

Éducation thérapeutique du patient en espace créole

A la Réunion, Balcou-Debussche [24]., dans une recherche ayant comme population des patients diabétiques et comme lieux d’investigation l’hôpital et le domicile des patients, l’auteur a mis en relation les dispositifs d’éducation en institution hospitalière, les discours des professionnels de santé, le discours des patients et les pratiques des patients une fois retournés à leur domicile. Il en ressort que dans l’éducation thérapeutique, les représentations du patient et son statut dans la société sont en jeux ainsi que les représentations que se font le professionnel de santé de tel ou tel patient. Les patients ne font pas remarquer aux professionnels de santé que les activités ne correspondent pas à leurs attentes parce qu’ils n’en ont pas conscience et pensent que c’est comme cela que les choses doivent se passer. Il y a donc un dysfonctionnement dans la relation soignant soignés. Le patient vit son échec comme une incapacité chronique et totale d’apprentissage, ce qui le met en situation de dépendance par rapport au corps médical ou en situation de non-observance.
Afin de mettre en lien les pratiques éducatives et l’environnement du patient, nous nous sommes attardés sur les pratiques éducatives conduites l’hôpital et l’appropriation de ces savoirs par les patients dans le contexte culturel et social qui est le leur. Ainsi avons-nous assisté, sur notre lieu d’exercice professionnel en Martinique à une séance d’éducation thérapeutique animée par une infirmière. Les patients accueillis sont des adultes diabétiques. L’éducation thérapeutique fait partie du programme d’hospitalisation de ces patients.
L’infirmière qui assure l’éducation thérapeutique de ces patients est diplômée d’État depuis une dizaine d’année exerce dans ce service de diabétologie depuis environ cinq années. Le titre « d’infirmière d’éducation » lui est attribué, il s’agit du référent en éducation thérapeutique. Elle n’a pas reçu de formation en éducation thérapeutique, ses acquis reposent sur ses lectures, les données transmises par les médecins ou lors de congrès. Elle a souhaité occuper ce poste et assurer cette fonction. Sa relation aux patients est intéressante à analyser. En effet, lors de notre rencontre avec son groupe : « Il nous a semblé qu’il s’agissait pour l’infirmière de « faire un cours » permettant aux patients de comprendre la maladie. Quant aux patients, ils étaient particulièrement silencieux mais semblaient écouter les explications de l’infirmière.
Une expérience riche d’enseignements sur ce qu’est la mise en scène de l’ETP sous nos latitudes. L’occasion, entre autre, de vérifier l’hypothèse d’une prise en charge spécifique, car reposant sur les atouts de la culture du patient : savoir médicinal, phytothérapie, connaissance du magico-religieux.

Notes
[1] Josette Faloppe, Être esclave créole en Guadeloupe au XIXe siècle, Extrait de Créoles de la Caraïbe, Editions Karthala-CERC,1996, Paris, p. 148
[2] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Èloge de la créolité, Paris, Éditions Galimard, 1993, p. 30
[3] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Èloge de la créolité, Paris, Èditions Galimard, 1993, p. 26
[4] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Èloge de la créolité, Paris, Èditions Galimard, 1993, p. 27
[5]Catherine Benoît, « Corps, jardins, mémoires. Anthropologie du corps et de l’espace en Guadeloupe », Editions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 2000 p.45
[6] Guy Cabort Masson, Martinique Comportements et Mentalités, Editions la voix du Peuple, 1998, p. 13
[7] Josapha Luce, Créole d’où viens-tu ? Editions Désormeaux, Martinique, 2007, p. 74
[8] Ibid.
[9] Josapha Luce, Créole d’où viens-tu ? Editions Désormeaux, Martinique, 2007, p. 78
[10] L.-F. Ozier-Lafontaine, Martinique ; La société vulnérable, Martinique, Editions Gondwana, 1999, p. 11
[11] J. Benoist, Anthropologie médicale en société créole, Paris, Editions PUF, 1993, p. 197
[12] Lety Geneviève, L’univers magico-religieux antillais, ABC des croyances et superstitions d’hier et d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2000, P.8
[13] Ibid p.9
[14] Dorival, (G), Yo Garéï, Interprétation des désordres dans la pensée créole de l’Arc Caraïbe et analyse des techniques thérapeutiques traditionnelles, Editions L’Harmattan, Paris, 1996, p. 19
[15] Ibid
[16] Ibid
[17] C. Benoît, « Corps, jardins, mémoires. .Anthropologie du corps et de l’espace en Guadeloupe », Editions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 2000 p.12
[18] L.-F. Ozier-Lafontaine, Martinique ; La société vulnérable, Martinique, Editions Gondwana, 1999, p. 117
[19] Lety Geneviève, L’univers magico-religieux antillais, ABC des croyances et superstitions d’hier et d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2000, p.190
[20] M. Crosnier de Bellestre, Plantes et croyances en Guadeloupe, mémoire de DESS d’ethnomédologie, Université de Paris 7, octobre 1996, p. 46.
[21] Ibid., p. 12.
[22] Ibid., p. 75.
[23] M. Crosnier de Bellestre, Plantes et croyances en Guadeloupe, mémoire de DESS d’ethnomédologie, Université de Paris 7, octobre 1996, p. 8.
[24] M. Balcou-Debussche, L’éducation des malades chroniques : Une approche ethnosociologique, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2006, 275 p.

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