Une formation à la didactique professionnelle

Rares sont encore les articles ou les comptes-rendus d’expériences de formation qui traitent d’auto-efficacité collective et de didactique professionnelle. Je reviens donc ici sur des actions de sensibilisation à la didactique professionnelle pour des équipes de formateurs en IFSI et les mesures de l’auto-efficacité collective, avant et après.  Ces formations se présentaient comme autant interventions destinées  au changement de pratiques pédagogiques.

La didactique professionnelle, une ingénierie des compétences

Même si l’objet de la didactique professionnelle est particulièrement clair : l’analyse de l’activité pour former les compétences, pourquoi choisir d’initier les formateurs à la didactique professionnelle plutôt qu’à l’ergonomie ? Une formation à l’ergonomie qui s’intéresse aussi depuis longtemps aux compétences, n’aurait-elles pas permis d’atteindre les objectifs ? Il se trouve que l’ergonomie est l’une des trois influences majeures de la didactique professionnelle, à côté d’une approche cognitive de l’activité et de la didactique des disciplines. La didactique professionnelle s’est constituée de manière originale en intégrant ces trois influences et en s’orientant explicitement vers une démarche opérationnelle de formation professionnelle des adultes. De son côté, l’ergonomie, examine également les « interactions sur lesquelles il serait possible d’agir pour modifier les comportements » mais, en secteur sanitaire, l’ergonomie peut étudier préférentiellement le temps passé au lit du patient et mettre en évidence des contraintes à gérer, contraintes physiques, cognitives et émotionnelles. Son projet n’est pas spécifiquement de former les compétences des soignants mais plutôt d’agir sur les conditions de travail. Par exemple, l’ergonomie en étudiant le syndrome de surmenage professionnel a pu montré remarquablement « l’isolement du personnel et le manque de renforcement et de gratification des soignants par la hiérarchie ».

Former à la didactique professionnelle est plus efficace au vu des objectifs annoncés ici parce que l’intervention vise le renforcement pédagogique dans le cadre de la réforme et poursuit la finalité explicite du développement des compétences des formateurs. La conséquence attendue est la construction des compétences de soin chez les étudiants.

 

Sensibiliser les formateurs en soins infirmiers

Sans décrire en détail les différents programmes de formation qui ont été adaptés aux contraintes de chaque IFSI dans le cadre de cette recherche-action, il est possible de relever que chaque programme, quelle que soit sa durée, comportait des thèmes communs : une réflexion sur la notion de compétence et l’évaluation des compétences mais aussi des méthodes d’analyse de la tâche et d’analyse de l’activité. L’usage de ces méthodes à des fins pédagogiques pour la construction des compétences en soins infirmiers constituait un apport essentiel.

L’intervention alternait ainsi apports et entraînements en situation, pendant une durée de trois à huit jours de formation. Parfois, un sous-groupe de formateurs volontaires a connu un renforcement supplémentaire par rapport à leurs collègues. Cette équipe plus restreinte était, la plupart du temps, désignée pour mettre en œuvre la réforme dès la première rentrée des étudiants.

Notre point de départ est que l’analyse de la tâche n’est pas l’analyse de l’activité, puisque la tâche est d’abord ce qui doit être fait et que l’activité est ce que fait effectivement le sujet. L’écart entre la tâche et l’activité est donc systématique et la part créatrice du travail y réside souvent. Autant la tâche relève de l’anticipation et du programme d’action, l’activité est de l’ordre du vécu, du singulier, de l’émergeant, voire de l’indicible.

La tâche représente d’abord « un but à atteindre dans des conditions déterminées » et l’activité peut être comprise plutôt comme ce qui permet de faire face aux exigences d’une situation, c’est-à-dire ce qui relève de la confrontation d’un sujet et d’un contexte professionnel. Le travail est alors défini par « la confrontation des exigences de la tâche et les attitudes et séquences opérationnelles par lesquelles les individus observés répondent réellement à ces exigences ».

La tâche renvoie au contexte de travail et aux prescriptions énoncées dans ce cadre contraint. La prescription suppose l’activité du sujet mais ne la contient pas, il est nécessaire d’envisager au moins une tâche redéfinie par le sujet, laquelle va orienter son activité.

http://www.old-picture.com/american-history-1900-1930s/Fencing.htm

Avec les cadres formateurs, nous avons toujours envisagé le travail sous ses deux angles. Du point de vue de la tâche et de la situation, il est nécessaire d’identifier ce qu’il faudrait savoir sur la situation mais aussi comment il faut agir pour produire une certaine efficacité. Un savoir, même pragmatique ne dit pas, à lui seul, comment se comporter en situation. Du point de vue du sujet et donc de son activité, il est utile de repérer les connaissances acquises et ses manières particulières, habituelles ou opportunistes, d’agir. Bien entendu, un professionnel infirmier connaîtra des difficultés à isoler rapidement et à coup sûr ses connaissances de ses manières d’agir : toutes participent également de l’efficacité soignante ; néanmoins les distinguer pour les besoins de l’analyse conduit à des opérations de comparaisons utiles pour la formation en soins infirmiers. Les formateurs peuvent, à l’aide d’outils appropriés, comparer les savoirs attendus, biomédicaux par exemple, avec les connaissances réelles des étudiants. De même, il est possible de comparer les manières d’agir attendues par les protocoles, les normes, les bonnes pratiques avec les manières d’agir effectives des étudiants. Les retours d’expériences, les simulations en « laboratoire de compétences » permettent cela. Les formateurs disposent alors d’un diagnostic leur permettant d’adapter leurs interventions aux besoins constatés des étudiants.

 

Analyser les tâches : les situations-clés.

Il existe de multiples façons d’analyser la tâche, notamment à l’aide des documents prescripteurs ou en tant qu’artefacts symboliques « organisateurs de l’activité », nous avons retenu ici un type d’analyse qui privilégie la description des tâches à réaliser, les buts à poursuivre et les performances attendues, mais surtout une mise en perspective de ces éléments au regard des contextes, ce qui donne sens aux actes professionnels.

Trois entrées sont à considérer : le système de soins, les actions et les opérations. La tâche représente ici l’interface entre le système et les opérations concrètes attendues de chaque infirmier lorsqu’il doit agir dans ces situations.

Analyser une tâche consiste alors à repérer les trois niveaux, du plus large, celui du système de soins qui se comprend sous l’angle des besoins de santé à couvrir pour les populations, au plus profond, celui des opérations qui sont autant de tâches élémentaires.

Les tâches élémentaires sont toujours en relation avec un contexte, une situation particulière, les paramètres de la situation ne sont donc pas indifférents à la mise en œuvre des opérations et finalement à la réussite de l’action. D’autre part, l’efficacité d’une opération est liée au bon repérage de l’objet de l’intervention (surtout si l’objet est un sujet…) et à la maîtrise des méthodes, procédures et outils nécessaires.

Bien entendu, les tâches élémentaires ne se réalisent pas uniquement sous l’effet d’une « logique de situation » qui engagerait les acteurs à leurs dépens, ce que croient pourtant certains managers. Les savoirs, les buts et les raisons d’agir de l’infirmier en situation contribuent puissamment à orienter son activité, à sélectionner une tâche élémentaire plutôt qu’une autre, l’ordre dans lequel il va programmer les opérations ou l’attention qu’il va leur accorder. Dès lors, analyser une tâche prescrite consiste aussi à mettre en lumière les savoirs à maîtriser, les raisons d’agir conforme à l’état de l’art et les buts à poursuivre tels que les protocoles ou les bonnes pratiques les énoncent. Ce point de vue, qui consiste à former les étudiants à la connaissance fine des tâches est évidemment partagé par tous les formateurs, cela constitue d’ailleurs une grande partie de leur propre temps de travail. Reste à organiser l’information à délivrer aux étudiants en spécifiant ce qu’on peut attendre de l’analyse des tâches.

La figure 1 vise ainsi à outiller les cadres formateurs pour transmettre les situations-clés, présentées comme un pivot de la réforme de la formation en soins infirmiers. Ce type d’analyse est d’autant plus nécessaire que l’objectif est d’évaluer les compétences des étudiants. La situation-clé, ainsi comprise, se présentera comme un référentiel auquel on pourra comparer ce que les évaluateurs auront perçu de l’activité des étudiants. Comment les étudiants restituent-ils l’action dans un processus global de production de soins ? Poursuivent-ils des buts et des raisons d’agir suffisamment inscrits dans une culture et une pratique professionnelle raisonnée ? Comment s’acquittent-ils des opérations élémentaires, et pour quelle efficacité ?

analysedestachesFig. 1      Analyser une situation-clé

Chaque étudiant pourra commencer par sa propre auto-évaluation. L’exercice demande une certaine clairvoyance puisque l’exercice infirmier, aussi normé qu’il soit, produit d’abord un résultat « acceptable » et jamais tout-à-fait conforme à la norme, la marge d’appréciation de la conformité se juge à l’intérieur d’une enveloppe de moyens et de résultats. Il en irait des infirmiers comme des pilotes de chasse, ils régulent leur action et gèrent des risquent dans le cadre d’une gestion par enveloppe : un soin technique, et un soin relationnel plus encore, sera accepté à l’intérieur de certaines limites, dans un intervalle entre le « soin idéal », celui qui se rencontre rarement et le « soin redouté » qui pourrait conduire à la mort du patient.

Ainsi, une situation-clé, une situation professionnelle type, telle que la pose d’une transfusion sanguine, peut être analysée selon cette méthode. Nous ne donnerons ici que quelques exemples des buts, tâches élémentaires ou autres conditions et variables situationnelles qu’il est possible de repérer.

Dans le cas de la transfusion sanguine, le processus global de production de soins serait la préparation et la mise en œuvre des thérapeutiques selon les règles de sécurité, d’hygiène et d’asepsie. Les besoins de santé à couvrir tiennent essentiellement à la correction de l’anémie des patients.

Ici, le soin idéal est défini par une anémie du patient corrigée dans le respect de l’hygiène et de l’asepsie, avec une sécurité maximum dans la conformité aux protocoles et aucun effet secondaire causé par la transfusion. Quant au soin redouté, il résulterait d’une suite d’erreurs ou d’autres effets : erreur de patient ou erreur de poche de sang, erreur d’asepsie, impossibilité de trouver une voie veineuse, état de choc du patient lié à la transfusion, etc.

Pour la pose d’une transfusion sanguine, des savoirs sont requis et la liste ne saurait être exhaustive ni suffisamment précise : connaissances biomédicales de l’environnement sanguin et des paramètres biologiques, mécanismes physiopathologiques engendrés par la maladie, protocole de mise en œuvre de la transfusion sanguine, etc. Les raisons d’agir prennent en compte le pronostic vital après évaluation de la gravité de la situation et l’évolution des paramètres hémodynamiques du patient. Les buts qui doivent être poursuivis par les infirmiers sont notamment de contrôler la conformité de la prescription médicale et l’identitovigilance, d’informer le patient en lui apportant une attention soutenue, de respecter la procédure d’hémovigilance et la vérification ultime au lit du patient quitte à ce qu’une double vérification soit effectuée par un autre infirmier.

http://www.old-picture.com/american-legacy/012/Training-Nurse-Cross-Red.htm

Les tâches élémentaires sont nombreuses : vérification de la traçabilité de la prescription médicale, de la fiabilité et de la pertinence des données ; identification du patient ; vérification de la compatibilité sanguine entre le patient et la poche de transfusion ; pose de la transfusion en regard des critères d’hygiène et d’asepsie avec exactitude du débit (calcul de dose) ; surveillance des effets secondaires possibles liés à la pose de la transfusion sanguine.

Les conditions et variables situationnelles qui influencent les opérations sont, par exemple, celles de la situation d’urgence ou d’une situation régulée, de l’âge du patient, du type de pathologie, du lieu de la transfusion, à domicile ou en service de soins, etc.

L’objet ou le sujet à transformer est le système hémodynamique du patient. Les procédures à respecter sont celles de l’hémovigilance. Plusieurs outils sont à rassembler et à utiliser : tests de compatibilité, poches de sang et tubulures adéquates, régulateur de débit, antiseptique local, container pour recueillir l’aiguille et autres matériels, gants, éventuellement blouse, charlotte, masque, etc.

Chaque élément relevé dans cet exemple peut faire l’objet d’un enseignement spécifique, peut donner lieu à des tests de connaissance, pour lui-même ou, dans le cas d’une perspective plus globale, en relation avec le système sanitaire, les politiques hospitalières ou les sciences humaines et sociales.

 

Analyser l’activité : un levier pour la professionnalisation des formateurs

Si une situation de travail est rapidement analysable par les tâches à réaliser, les buts fixés et les performances attendues par la hiérarchie, les usagers, etc., l’activité du professionnel est, en revanche, décrite par les ressources mobilisées par l’individu pour agir dans des situations ordinaires de travail mais aussi ses stratégies d’adaptation pour faire face à l’imprévu.

Nous l’avons annoncé supra : dans le cadre de cette recherche-action en IFSI, nous limitons notre conception de la compétence à sa dimension cognitive. Nous avons donc invité les cadres formateurs à une approche des comportements efficaces, compétents, grâce aux clés de compréhension fournies par la psychologie cognitive et l’analyse de l’activité.

Quelle a été cette « descente vers le cognitif », comme la caractérise Gérard VERGNAUD ? Comme nous l’avons décrit brièvement, nous avons initié les formateurs au concept de schème mais aussi à la théorie de la conceptualisation dans l’action et, en cas de besoin, à quelques repères sur l’analyse des activités de service. L’outil d’analyse proposé aux cadres formateurs met ainsi l’accent sur les ressources cognitives qui se combinent dynamiquement pour agir avec efficacité.

L’une des premières ressources est celle qui consiste à comprendre la tâche, à en mesurer la portée et à prendre la décision de l’exécuter. Cette délibération interne au sujet sur la tâche aboutit à une redéfinition et à une première transformation de la tâche. Nous noterons d’ailleurs que la décision d’exécution est dépendante de l’auto-efficacité du professionnel, facteur qui intègre les processus motivationnels et volitionnels de contrôle de l’action. Une faible auto-efficacité conduira le soignant à éviter la tâche, à déployer des stratégies de protection, de contournement de la difficulté. A l’inverse, une forte auto-efficacité au travail est corrélée à la mise en action et à des probabilités de réussite, même si le sujet ne dispose pas de toutes les compétences avérées pour triompher de l’obstacle.

http://www.old-picture.com/defining-moments/Tough-Times-Choices.htm

S’intéresser à la tâche redéfinie par le professionnel, c’est se donner une opportunité de comprendre comment et vers où le professionnel va orienter son action à venir, puisque de nombreuses causes d’échecs résident dans une mauvaise orientation de l’activité. Le sujet ne fait pas ce qu’il aurait du faire s’il avait correctement analysé la situation dans laquelle il se trouve placé, les tâches exigées et les méthodes à privilégier. Il se peut également que le professionnel compte sur ses routines, sur des comportements répétitifs mais souvent efficaces dans les cas habituels, sans chercher à s’adapter à la situation du moment.

Entrer par les buts s’apparente à dévider un fil d’Ariane pour se repérer dans l’organisation cognitive de l’activité d’un professionnel. Les buts que se fixe le professionnel (il est possible qu’il les exprime mais il est aussi possible de les inférer de sa pratique) se déclinent en sous-buts et en anticipations, ce qui « rend compte de l’intentionnalité de l’action ». Le professionnel contrôle son action en se donnant notamment des buts proximaux et distaux.

Les buts sont à analyser en relation avec les prises d’informations, les éléments essentiels à prendre en compte dans la situation, et les règles d’actions qui déclenchent la mise en œuvre effective.

L’activité comportant à la fois des éléments d’invariance et d’adaptation aux situations réelles de soin, il est aussi nécessaire de comprendre la hiérarchisation des buts et des sous-buts. Le cheminement d’un professionnel quand il passe de l’un à l’autre renseigne sur les compromis que le professionnel passe avec la situation, compromis dans sa relation au médecin, au patient, dans sa gestion immédiate des protocoles de soins. Accepte t-il les sollicitations des autres infirmiers, des aides-soignants alors qu’il se trouve au lit du patient ? Quels compromis passe t-il avec les aspects relationnels de son exercice quand il lui faut revenir une fois de plus à la salle de soins, au bout du couloir, pour reprendre pansements et médicaments ?

Les buts et sous-buts sont emboités les uns dans les autres et l’infirmier change de buts quand l’un des sous-buts n’est pas atteint au niveau souhaité. Les changements de buts nous alertent sur les signes, souvent discrets, qui servent aux réajustements de l’action. Une organisation efficiente se cache souvent dans ces réajustements fréquents du déroulement de l’action.

La figure 2 vise à synthétiser l’ensemble des dimensions pertinentes pour analyser l’activité en soins infirmiers.

analyseactiviteFig. 2   Un outil pour analyser l’activité des étudiants en soins infirmiers

Une sensibilisation à la didactique professionnelle en milieu soignant concerne potentiellement tous les soignants dans les services, à l’hôpital et hors de l’hôpital. Nous pensons aux enjeux que pose la coordination des apprentissages en stage. Au printemps 2009, de nombreux soignants – encadrants de stagiaires infirmiers ont exprimé le souhait d’être informés des changements de pratiques induits par la réforme. La réforme apportera t-elle un surcroit d’encadrement de stagiaires dans des organisations hospitalières déjà tellement contraintes ? Avec quelles méthodes devront-ils évaluer les compétences des étudiants ? Quelles seront les conséquences de leur décision ? Bien entendu, la question ultime est celle des conditions d’une meilleure adaptation des novices dans les services et d’un accroissement des compétences soignantes. Une réflexion commune, et très productive, pourrait s’amorcer entre cadres formateurs et encadrants de stagiaires sur la question de l’évaluation des compétences.

Tous les protagonistes de la formation, apprenants, formateurs, encadrants de stagiaires sur les terrains, sont concernés par les opérations d’analyse de la tâche ou d’analyse de l’activité même si les enjeux, les responsabilités ou les modes opératoires ne sont pas identiques. Il en sera de même pour l’évaluation des compétences.

 

Former à l’évaluation des compétences

Évaluer procède toujours d’une comparaison. Les performances d’un individu sont comparées à deux instants successifs ou les performances de deux individus sont comparées entre elles au même moment. De plus, les performances sont aussi comparées à un référentiel qui indique la nature de la performance à atteindre, voire son niveau et sa régularité.

La compétence est définie souvent comme une qualité attachée à l’individu qui agit efficacement, c’est-à-dire lorsqu’il obtient les performances attendues : « Des opérateurs capables de bonnes ou très bonnes performances sont considérés comme très compétents ». Exprimée avec ce degré de généralité, cette relative évidence signifierait d’ailleurs qu’il est plus facile de reconnaître l’incompétence que la compétence. Une mauvaise performance est immédiatement identifiable par la majorité des personnes. Toutefois, l’efficacité immédiate de la performance ne suffit pas pour considérer que la compétence soit acquise par l’individu, le hasard peut aussi expliquer une performance à un moment donné ou dans des circonstances particulières. Il existe donc un décalage inévitable entre performance et compétence, voire, la compétence peut s’opposer à la performance : « la performance observée serait un indicateur plus ou moins fiable de la compétence […]. Dans ce contexte, la compétence est une promesse de performance de tel niveau moyen ».

Nous ne confondrons pas les notions de performance et de résultat. En effet, « définie conventionnellement, une performance est une réalisation : un résultat est ce qui en est issu. Autrement dit, un résultat est la conséquence d’une performance et non la performance elle-même ».

La performance devient compétence (c’est-à-dire que l’individu fait l’objet d’un jugement social, d’une inférence de compétence à partir de l’observation d’une performance) lorsqu’elle respecte ces conditions d’efficacité, de reproductibilité et de régularité. La performance doit ainsi être reproductible et devrait se manifester de façon régulière.

http://www.old-picture.com/american-legacy/002/Rescue-Nurse-with-Dog.htm

Dans cette perspective sociocognitive, évaluer des compétences suppose de s’intéresser d’abord aux conditions d’apparition de la performance et à l’organisation cognitive de l’activité qu’elle sous-tend puis nous verrons comment l’évaluation de la compétence prend appui sur la manière dont l’individu régule son activité.

Premièrement, évaluer, c’est comparer si un individu sait faire plus de choses (par exemple, une toilette au lit ou au lavabo, un bilan sanguin, un pansement, la pose d’une sonde vésicale, la pose d’un cathéter, etc.) que lui-même en se comparant dans le temps, ou qu’un autre individu au même moment. C’est le résultat de l’activité qui est ici jugé. C’est utile mais réducteur et il faut aller plus loin.

Deuxièmement, si la réussite n’est pas une affaire de hasard, et qu’après plusieurs tests successifs, nous avons éliminé les réussites ou les échecs abusifs, il est instructif de comparer les façons de faire : le processus plutôt que le résultat. Un individu peut obtenir la même performance mais de manière plus efficiente, c’est-à-dire obtenir la même efficacité mais au moindre coût ; cette efficience tellement attendue par les organisations hospitalières. Par exemple, l’infirmier qui aura rencontré son patient avant de rassembler le matériel pour un pansement ne se munira que du matériel nécessaire, sans superflu, et que du matériel adapté à la prescription du chirurgien, avant de rentrer dans la chambre. A l’inverse, un infirmier plus novice pourrait prendre du matériel lui permettant de faire face à plusieurs cas de figure, or tout matériel rentrant dans une chambre doit être éliminé à l’issue du soin. Le soin est le même, l’efficience varie. Il est aussi possible de comprendre la « meilleure manière » par d’autres critères : rapidité, fiabilité, etc.

Troisièmement, à performance égale, l’individu peut disposer d’un répertoire de stratégies plus étendu. Les situations rencontrées ne sont jamais identiques et à l’intérieur d’une même classe de situations, la compétence n’est pas reconnue seulement dans des situations similaires mais aussi dans des classes de situations élargies où la dose d’imprévu augmente. Il est souhaitable de s’adapter et de traiter des cas nouveaux. Il est toujours indispensable de choisir la bonne procédure mais il est aussi parfois nécessaire de passer d’une procédure à une autre. La qualité du diagnostic infirmier et du raisonnement clinique permettent de comprendre pourquoi deux individus confrontés au même problème peuvent obtenir la même efficacité de soins en employant pourtant deux méthodes différentes. Par exemple, un infirmier qui doit réaliser une toilette chez une personne âgée incontinente voit deux possibilités s’offrir à lui : soit la réalisation de la toilette selon la logique du soin du plus propre au plus sale, du visage aux pieds ; soit, son raisonnement professionnel lui permet d’évaluer l’état de la personne soignée (confort, bien-être, etc.). Si la personne est souillée, la logique du soin cède devant la priorité qui sera alors de nettoyer le siège avant de revenir à une prise en charge « classique », du plus propre au plus sale.

Quatrièmement, la compétence, et nous parlerons alors d’expertise, se manifeste dans des situations tout à fait nouvelles où l’individu doit mobiliser ses ressources pour faire face à une question inédite. L’infirmier expert n’est pas celui qui a reproduit un grand nombre de fois le même geste technique ou a suivi le même raisonnement clinique, il est plutôt en mesure de traiter des problèmes nouveaux qu’il n’a jamais rencontrés auparavant. Il sait mobiliser, agréger et combiner des ressources supplémentaires dans ce but. L’improvisation face aux difficultés compte alors plus que la routine. Par exemple, lorsqu’un infirmier se retrouve seul à poser une sonde vésicale, soin qui requiert normalement la présence de deux personnes, il prend des libertés avec le protocole ce qui se traduit par une préparation plus minutieuse encore du matériel, par l’ouverture peut-être plus précoce de dispositifs stériles, par une anticipation des gestes et par la création de conditions favorables chez la personne soignée. L’improvisation réside ici dans la préparation du soin et dans la planification de la réalisation hors protocole. Tester la débrouillardise de l’infirmer est aussi une manière d’évaluer la compétence. Dans bien des cas, l’improvisation peut être testée en laboratoire de compétence, sans les risques des situations réelles au lit du malade, ce qui renseigne sur le type d’organisation cognitive de l’activité de tel ou tel étudiant en soins infirmiers.

Évaluer, c’est donc comparer, mais c’est aussi se donner une opportunité de régulation des apprentissages en formation. Nous pouvons comparer des buts, ceux qui sont prescrits par l’organisation hospitalière aux buts effectivement poursuivis par l’infirmier ; des résultats attendus aux performances constatées ; des stratégies cognitives conduisant aux pratiques recommandées aux stratégies cognitives qui sont constatées dans l’action concrète. L’évaluation possède néanmoins une deuxième fonction, celle de réguler les apprentissages. Elle vise à traduire les écarts constatés en action correctrices et tenter de réduire ces écarts pour atteindre les buts fixés et obtenir l’efficacité prévue.

http://www.old-picture.com/american-legacy/011/Nurses-Babies-With.htm

Lors de la recherche-action, un outil a été transmis aux cadres formateurs : la « boucle comparaison / régulation », inspirée de Jacques LEPLAT et adaptée à la formation en soins infirmiers.

Le principe de cette boucle comparaison / régulation est de reconstituer l’ensemble dynamique de l’activité, à travers son analyse, et l’interdépendance avec les tâches prescrites, mais aussi les opérations de comparaison à finalité d’évaluation des compétences acquises et la source des actions correctrices, c’est-à-dire les actions des formateurs sur les apprenants et, plus sûrement encore, sur les milieux d’apprentissage.

L’acquisition de compétence est un processus, il est initié de façon explicite par les cadres formateurs et il fait l’objet d’une évaluation constante en appui sur des référentiels externes aux apprenants et aux cadres formateurs. En cela, la boucle comparaison / régulation est largement ouverte sur l’environnement professionnel dont elle intègre les principales composantes normatives.

Dans le détail, cette boucle est composée de trois processus articulés les uns aux autres. Le premier processus de comparaison traite les informations qui viennent d’être mentionnées lors des opérations d’évaluation des compétences : réussir de nombreuses actions différentes et avec la bonne manière, disposer de stratégies mobilisables face aux problèmes connus ou imprévus. La comparaison s’établit entre des référentiels externes (ils peuvent bien entendu être appropriés par les individus pour servir leur auto-évaluation) et des constats portant sur les performances et les modes de réalisation des actions.

L’écart éventuellement constaté entre ce qui est attendu et ce qui observé est traité par le second processus, celui de régulation des apprentissages. Nous sommes ici au cœur de la didactique professionnelle avec la construction de milieux d’apprentissage, les conditions du développement professionnel et une ingénierie de la compétence prenant appui sur des régulations « en boucle courte » ou en « boucle longue ».

Les actions régulatrices ou correctrices sont mises en œuvre soit par le formateur, soit par l’infirmier qui encadre le stagiaire dans le service de soins, soit par l’apprenant lui-même dans une visée autoformatrice. S’enclenche alors le troisième processus de construction de compétence. Celui-ci est conditionné par le développement d’invariants opératoires et par la conceptualisation dans et pour l’action. L’action est organisée et cette organisation repose sur un certain nombre d’éléments invariants qui permettent l’adaptation à la diversité des situations.

La figure 3 modélise l’ensemble des éléments constitutifs de ces processus et de leurs interactions.

BoucleFig. 3   La boucle comparaisons / régulation

Avec ce modèle de l’évaluation des compétences, nous ne dissocions pas l’évaluation de la régulation et du développement de compétences. En tout état de cause, la compétence met en jeu plusieurs niveaux, celui de la performance mais aussi celui de la complexité de la situation de travail et également celui du niveau de risques de l’action. Il nous faut effectivement penser ces niveaux en interaction constante.

 

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