Qu’est qu’une compétence critique ?
Les compétences dites critiques sont définies comme « les compétences acquises par un individu au cours de son expérience, et qui font de lui quelqu’un d’irremplaçable dans certaines tâches » (VERGNAUD G., 1998) et il ajoute que « le caractère critique d’une compétence ne se mesure pas seulement au caractère difficilement remplaçable de l’individu qui la possède mais aussi à la difficulté qu’il y a à l’acquérir », ce qui explique que tous les professionnels n’en disposent pas et tout particulièrement les professionnels novices. Les compétences critiques font donc la différence entre les individus et elles représentent un des enjeux de la professionnalisation des individus.
Développer une compétence critique est l’apanage de l’expert, entendu comme un professionnel de haut niveau, reconnu comme particulièrement compétent. En dépit de cette définition sommaire, ou plutôt à cause de cet énoncé, il est particulièrement malaisé d’utiliser le terme d’expert. Il n’existe pas de ligne franche de séparation entre le novice et l’expert. Certes, les experts ont un niveau de compétence plus élevé que celui des novices, ce qui ne veut pas dire que celui des novices serait notoirement bas. Du point de vue cognitif, l’expert développe une attitude spécifique : il porte « un regard critique sur ses succès et ses échecs et [il est capable] d’en tirer profit » (BOUTIN N., THIBAULT R., 2003) ce que ne fera pas systématiquement le novice.
Pour autant, nous ne saurions réduire l’expertise à la manifestation de performances et de capacités cognitives qui les rendraient possibles. Ceux qui sont couramment dénommés « experts » n’ont pas toujours le niveau de compétence le plus élevé que l’on puisse imaginer. L’étymologie du mot expert laisse apparaître deux sens : « le premier renvoie à celui qui a essayé, qui sait par l’expérience ; le second à celui qui a fait ses preuves par l’expérience. Est donc expertus l’être humain qui experirit, qui a essayé, qui a fait l’essai, qui a mis à l’épreuve, qui a tenté, risqué, bref qui a appris par l’expérience » (LENOIR Y., 2004). Si la compétence résulte d’une attribution sociale, alors c’est vraisemblablement le niveau de reconnaissance qui distingue également le novice de l’expert, plus que tout autre critère d’âge, de formation antérieure ou de durée d’expérience professionnelle. L’expertise représente aussi une sorte d’archétype social à travers les attitudes de l’expert. L’expert peut être perçu comme agissant sur le registre de la « méta-professionnalité » (MINVIELLE Y., 1996), registre constitué de « capacités prospectives, maîtrise d’un savoir pertinent, utilisations de compilations expérimentales, capacités à mobiliser tout cela dans des situations singulières, capacités à transmettre des acquis ».
Parallèlement, Gérard VERGNAUD, se situant au plan cognitif, pourrait définir le professionnel compétent, l’expert, comme celui qui dispose de « tout un répertoire de schèmes qui concernent également l’interaction avec autrui, la communication, le langage et l’affectivité » (VERGNAUD G., 1995). Cette manière de voir permet d’ailleurs de lever une ambiguïté liée à la notion de compétence. Il existe certainement des compétences en relation avec des situations de travail bassement qualifiées et des compétences répondant à des postes hautement qualifiés mais il n’y a pas de situation de travail qui ne s’appuie sur des conceptualisations, y compris avec des bas niveaux de qualification et des tâches répétitives ou routinières. L’efficacité des individus nécessite toujours la mobilisation d’un réseau de concepts fortement dépendant du domaine d’actions (VERGNAUD G. (Dir.), 1992).
Savoirs, connaissances et expertise
La question des savoirs a souvent été posée au cœur de la notion d’expertise mais l’expertise ne peut pas se définir uniquement par un grand nombre de connaissances. La manière dont sont structurées les connaissances compte pour beaucoup : « Il est souvent reconnu qu’un haut degré d’organisation des connaissances contribue directement à l’atteinte de l’expertise par un individu » (TARDIF J., 1997). Les connaissances doivent être hiérarchisées et organisées en réseaux de concepts et la nécessité d’agir et de résoudre des problèmes professionnels orientent cette forme réticulaire d’organisation des connaissances. C’est la structuration des connaissances, sous une forme beaucoup plus évoluée chez les experts, qui fait la différence avec les novices (SAMURÇAY R., PASTRÉ P., 1995). Cette organisation cognitive spécifique repose sur des types différents de connaissances : connaissances académiques ou pragmatiques, issues de l’environnement physique ou relationnel, mais l’expert poursuit le traitement de ces informations jusqu’à en faire des connaissances « tacites et inconscientes » (LEBELLE M., 2007). Cela ne signifie d’ailleurs pas que ces connaissances demeureront enfouies. Elles peuvent toujours être récupérées et explicitées par des méthodes appropriées. Elles redeviennent alors des savoirs qu’il est possible de transmettre de nouveau.
Les novices sont beaucoup plus réactifs face à l’évaluation des résultats obtenus, alors que les experts disposent d’un ensemble de « concepts pragmatiques » qui assurent la prise d’information et la régulation efficace de l’action. Disposer de concepts pragmatiques ne suffit d’ailleurs pas, encore faut-il qu’ils soient insérés dans « un réseau de relations entre concepts, indicateurs et modes d’action » (VIDAL-GOMEL C., ROGALSKI J., 2007).
Au gré d’une nouvelle construction théorique (structure conceptuelle de la situation, modèle cognitif et modèle opératif) qui est venue renforcer les premiers apports théoriques sur les concepts pragmatiques, Pierre PASTRÉ est revenu sur la distinction entre novice et expert. Il la situe du côté de la relation entre le modèle opératif et la structure conceptuelle de la situation : « plus on est compétent, plus le modèle opératif mis en œuvre est fidèle à la structure conceptuelle de la situation. A l’inverse, plus on est novice, plus le modèle opératif mis en œuvre se trouve éloigné de la structure conceptuelle de la situation » (PASTRÉ P., 2005b). Nous noterons que le modèle opératif résulte d’une activité de conceptualisation par l’individu qui repose sur deux dimensions. La première est une « activité de catégorisation. Toutes les situations de travail sont singulières » et il s’agit de créer des classes de situation pour ajuster invariance et variabilité des situations dans lesquelles agir. La deuxième est une dimension « d’élaboration d’une sémantique de l’action. Il s’agit de donner une signification particulière à certains indices, à certains détails, qui deviennent ce à partir de quoi l’opérateur fait un diagnostic de situation » (PASTRÉ P., 2005a). La structure conceptuelle de la situation peut être définie ainsi : « l’ensemble des concepts scientifiques et pragmatiques, indispensables pour organiser l’action » (PASTRÉ P., 1999).
Comme la compétence ne se résume pas à la possession de savoirs ou de connaissances, l’expertise ne se limite pas à des connaissances plus ou mieux structurées. L’usage plus efficace que l’individu va faire de ses connaissances est l’indice de l’expertise, à connaissances égales. L’expert combine des ressources cognitives, pas seulement des connaissances, selon les caractéristiques de son environnement et de la tâche à accomplir. Il sait mettre en relation, c’est-à-dire construire des hypothèses et des représentations du monde qui articulent la base de connaissances et le répertoire de règles d’action pour chaque situation singulière. Il nous semble que l’articulation du savoir et de la compétence : le savoir comme ressource de la compétence, est une proposition aujourd’hui largement partagée (MAUBANT P., ROGER L., DHAHBI J., CHOUINARD I., 2007). La compétence n’est pas une affaire d’ « application » des connaissances, mais plutôt de « savoir organiser son activité pour s’adapter aux caractéristiques de la situation, quitte à transformer, plus tard et éventuellement, cette expérience acquise en savoir énonçable et donc plus facilement transmissible » (PASTRÉ P., 2004).
Nous sommes ici dans le registre de la combinatoire en situation. Par exemple, les barmans experts « utilisent de plus en plus [à mesure que leur expertise augmente] les informations disponibles dans l’environnement […] Devenir expert, c’est exploiter les ressources de l’environnement » (BÉGUIN P., CLOT Y., 2004). L’organisation du travail fait partie de l’environnement du sujet et l’expert mobilise alors les apprentissages collectifs et les représentations sociales collectives propres à son organisation. Être expert et développer ses compétences critiques suppose que les échecs et les réussites des équipes auxquelles nous appartenons, du point de vue de l’organisation, sont analysés et intégrés.
L’expertise est-elle critique ?
En ergonomie, la dénomination d’expertise est souvent utilisée pour nommer les compétences dont fait preuve un professionnel dans son domaine d’activité sans toutefois confondre expertise et compétence. La compétence possède toujours un caractère « potentiel », l’expertise est la mise en œuvre de compétences sur un champ potentiellement plus large que les situations ordinaires auxquelles sont confrontés les professionnels. L’expertise pourrait être définie comme « un ensemble de compétences très spécifiques pour le traitement de situations critiques reconnues par les pairs. Par exemple, certaines tâches considérées délicates (donc plus rares que les autres) sont confiées à une personne ou équipe particulière » (SAMURÇAY R, RABARDEL P., 2004). Ainsi, la compétence critique ne s’exerce que dans des situations bien délimitées et pas obligatoirement très fréquentes. Ces situations sont elles-mêmes « critiques » pour la vie de l’organisation. A la compétence critique répond la situation critique : « c’est-à-dire vécue comme porteuse d’un risque (un danger dont on doit se garder) et/ou d’une opportunité (à saisir). L’alerte, et la garde [des escrimeurs], n’ont de sens qu’à travers un enjeu d’action » (RÉCOPÉ M., 1998).
Dans ce contexte, reconnaître qu’un professionnel est « irremplaçable » c’est, de fait, spécifier une classe de situations bien particulière. En effet, pour les situations ordinaires, les professionnels possèdent des compétences plus standardisées, c’est-à-dire qu’ils savent bien faire ce qu’ils font habituellement et qu’ils savent s’adapter à un certain nombre de situations, mais ils sont remplaçables plus aisément. Que font alors les experts ?
Ils « semblent consacrer l’essentiel de leur attention à construire et à maintenir à jour une représentation fidèle de la situation problématique. Plus que de développer l’ensemble des choix possibles, les experts retiennent une ou deux options, puis consacrent un long temps éventuellement à l’analyse de ces options » (PRESTINI-CHRISTOPHE M., 2005). En définitive, il s’agit de distinguer la compétence au caractère potentiel de la compétence critique. La compétence critique possède également le même caractère potentiel mais elle permet de traiter efficacement les situations critiques, à la différence de la compétence plus standard. Quant à l’expertise, elle traite avec une meilleure performance de classes de situations plus larges. Un même individu peut faire preuve de compétence, d’expertise ou de compétence critique en fonction de la situation qu’il aura à gérer. Le tableau suivant permet de repérer les principales caractéristiques de ces différents types de compétences.
Tableau 1. La compétence critique n’est ni tout-à-fait une compétence standard ni une compétence experte
Un exemple tiré de l’aviation permet de fixer les différentes caractéristiques. Tous les pilotes en aéro-club ou pilotes professionnels pour des compagnies aériennes connaissent et maîtrisent des compétences standards pour réaliser les procédures essentielles dites de « tour de piste » : décollage, phase de vent arrière, approche et atterrissage. Il en est de même pour le tour primordial de l’aviateur : le tour avion et la visite pré-vol. Il va pourtant de soi que les pilotes de l’aviation civile aux commandes d’un Airbus sont plus experts que les pilotes de clubs tant sur les notions de base, aérodynamique, propulsion et mécanique du vol que sur les réacteurs à double flux, ayant permis une réduction des coûts d’exploitation et des durées de vol. Mais tous n’ont pas le même niveau de performance pour gérer une panne moteur ou une dépressurisation. Tous les pilotes ne posent pas leur appareil avec autant de chance comme le 4 août 2005 à Toronto suite à un foudroyage. Un avion est foudroyé une fois par an en moyenne, toutes les 10 000 heures de vol. La dépêche de l’Agence France-Presse qui rend compte de l’écrasement de l’Airbus A340 suggère que « le sang-froid de l’équipage explique sans doute le fait qu’il n’y est ni blessés graves ni morts ». A situation critique répond une compétence critique.
Bibliographie
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Jamais sans mon novice !
De 1998 à 2004, les scientifiques (Klein, Lebraty, Pastorelli, Endsley) ont réalisé une étude sur la compréhension des mécanismes décisionnels ou comment nous prenons toutes nos décisions dans un contexte d’urgence, risqué et complexe.
Ces informations nous permettent de savoir comment fonctionne un expert dans sa prise de décision et non comment fonctionner.
Attention à la fonction copier-cloner !
Les décisions des plus expérimentés se traduisent le plus souvent par l’évaluation d’une seule solution potentielle contrairement aux moins expérimentés.
Face à différentes situations, l’expert :
– Comparaison instinctive de la situation avec ce qu’il a déjà vécu et appris auparavant
– Vérification de l’application de la solution au nouveau cas
En cas d’inapplication de la solution :
– Recherche d’une nouvelle solution
– Simulation mentale de l’application de la solution.
– Mise en oeuvre
Conclusion erronée ?
L’expert en situation d’urgence, risquée et complexe apporte des propositions et des analyses de solution potentielle au lieu d’améliorer sa compréhension de la situation et de comparer les options.
Pourquoi ?
Les raisonnement par analogie montrent leurs limites dans la comparaison de situations complexes où les critères divergents finissent par en faire des situations différentes.
Comment disposer du meilleur choix sans comparer les alternatives possibles ?
Les décisions stratégiques étant complexes par nature, les solutions potentielles sont impossible à comparer.
Intégrer l’intuition dans la prise de décision ?
L’intuition est un mécanisme cognitif où le décideur influence sa mise en oeuvre avec :
– Ses modèles mentaux
– Son expérience
– Ses émotions
– Ses croyances
Comment ré-intégrer son intuition dans sa prise de décision ?
Comme nous pensons que la première solution est souvent la meilleure, nous veillerons à toujours comprendre la situation sans confondre nos désirs avec nos intuitions.
La peur de l’erreur du décideur stratégique l’amènera-t-il à préférer ignorer son intuition pour suivre une méthode analytique qui seule garantira la justification de ses actes ?
Il préférera développer son analyse stratégique et la confronter ensuite à son intuition pour vérifier leur compatibilité : si compatibles = validation. Si incompatibles = analyse des écarts et choix ultime en fonction de la signification et de l’impact potentiel de ces écarts sur la situation à traiter